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vendredi, 23 juin 2006

À un pavé

À Paris, vous êtes petit et plus ou moins cubique. Vous avez une destinée de barricade et l’on jurerait qu’on vous a pensé pour cela. On dirait aussi que vous avez été spécialement conçu pour l’insurrection, fabriqué pour tenir dans la main et être lancé au visage de la répression. Vous n’êtes pas né pour rien dans la capitale de la liberté. En 1968, à la fin des « événements », le Quartier latin a été entièrement bitumé en moins de temps qu’il n’en faut pour traverser le boulevard Saint-Michel. On a recouvert votre visage d’une couche de fard gris, afin d’empêcher que vous fussiez descellés, vos amis et vous, une nouvelle fois.

 

Dans certaines rues, vous êtes disposés en rosaces et je frémis en pensant aux paveurs qui, toute leur vie, courbés ou à genoux, ont artistiquement dessiné la chaussée. Non seulement vous étiez taillés un à un, vous, les pavés, mais il fallait encore que vous fussiez à l’origine de beaux tableaux destinés pourtant à être piétinés. En ces temps, le beau était d’abord utile.

 

Un jour, dans une zone de menus travaux effectués sur la voie publique à Paris – je ne sais plus où ; il y a en permanence des travaux, à Paris – une petite brèche était ouverte dans la chaussée et vous étiez là, nu, un peu sali de terre, de boue, de temps qui passe, défait, triste, affamé. Martine vous a ramassé, elle vous a enveloppé dans des mouchoirs, elle vous a emporté dans son sac et nous vous avons adopté. En rentrant, je lui disais en riant : « Tu transportes une arme par destination. On va nous arrêter. » À la maison, je vous ai lavé dans une bassine amicale avec du produit nettoyant, je vous ai brossé, séché. Je vous aurais presque fait les ongles… Depuis, vous vivez chez nous, un peu seul peut-être mais, au moins, vous n’avez pas été de nouveau enterré vivant sous le macadam. Vous habitez dans nos livres. Vous êtes garé en double file sur une étagère : on ne demande pas à un pavé de stationner correctement, cela n’aurait pas de sens. Quelquefois, je vous regarde, je vous prends dans la main et vous caresse un peu. Il me vient alors une envie irrésistible de vous lancer à la tête de quelqu’un, mais aucun homme politique ne passant jamais chez moi, je ravale mon envie et vous repose sur l’étagère, honteux de vous avoir fait perdre votre temps.

 

Depuis quelques années, quelques décennies peut-être, on appelle « pavé » un volume d’au moins quatre-cents pages. C’est devenu un lieu commun. Pourtant, ces ouvrages ne se peuvent assimiler ni aux pavés du XVIIIe – ceux que, traditionnellement, on envoie sur les gendarmes mobiles – ni aux plus gros qui, eux, représentent au moins trois éditions des Misérables, collées l’une à l’autre. Ces misérables qui vivent sur le pavé.

jeudi, 22 juin 2006

À un professeur

Nous vous avons enterré dans le petit cimetière d’Arles peu avant le printemps 1971. Vous aviez quel âge ? – trente-trois, trente-cinq ans, même pas. Nous étions trois camarades, nous étions venus à l’arrière de la voiture d’un professeur de mathématiques. Il y avait aussi un professeur d’histoire. Deux collègues, trois élèves, pour représenter le lycée, ce n’était pas énorme. Nous nous sommes tenus à distance de la famille, je ne sais même plus s’il y avait beaucoup de monde, je ne crois pas. Je ne sais plus.

 

Je ne vous ai jamais oublié, faut-il le dire ? Je vous ai eu – dans le jargon des élèves, on dit : « J’ai Untel en telle matière » – en première et au début de ma terminale. Je dis au début parce qu’au mois de mars, vous êtes allé enrouler votre 404 à injection autour d’un arbre, sur la route d’Arles. Je ne vous le pardonnerai jamais. Pour une fois que je croisais quelqu’un d’exceptionnel… Vous conduisiez vite, toujours. Je ne sais pas si c’est à cause de cela que vous vous êtes tué, mais vous conduisiez vite. Devant le lycée, on vous voyait arriver, freiner un peu brusquement, vous garer nerveusement. Par la vitre ouverte, Beethoven ou Wagner faisaient hurler les instruments. Vous montiez le volume outrageusement… C’était le moment des cassettes stéréo 8 qui n’ont pas duré très longtemps, elles étaient grosses, fragiles, coûteuses, mais c’était ce qui se faisait alors de mieux, en matière de reproduction du son. En voiture, qui plus est, c’était le nec plus ultra. Vous aimiez avoir ce qui se fait de mieux, je sais… Pléiade, Waterman CF, stéréo huit pistes… Habillé minablement ou presque, mais aristocrate pour tout le reste.

 

Vous parliez dix langues, vous saviez tout. Enfin, c’est peut-être l’image que nous en avions, bien sûr. On en prend vite plein la vue, quand on est jeune. Pourtant, je n’ai pas l’admiration facile, pas du tout. À près de cinquante-quatre ans, aujourd’hui, je peux dire que je n’ai jamais été impressionné que par deux personnes et vous êtes la première. Vous étiez original, vous parliez comme personne ne parle (ça me plaisait bougrement, vous vous en doutez !), même votre démarche était étrange, votre ironie cinglante, bref, vous étiez un type hors du commun, il n’y en a pas beaucoup. Je me rappelle une flamme dans vos yeux, en permanence.

 

Je sais que vous m’aimiez bien, et même davantage. C’était sans doute exagéré, quelquefois. Les 18 et 19 en dissertation, mes copies ne les valaient pas, bien sûr que non. Et vous n’y alliez pas avec le dos de l’appréciation, dites : « Facture excellente, écriture au-delà de l’excellence. » Foutre ! Heureusement, je ne suis pas du genre à me prendre au sérieux… C’était redoutable, des remarques comme ça – et j’en passe ! Ce qui me fait enrager aujourd’hui, c’est qu’un jour, dans une crise de renouvellement consécutive à quelque déception, j’ai déchiré toutes ces copies, en même temps que je détruisais des kilogrammes de papier, et mes carnets de correspondance, et que je jetais à la poubelle – et là, misère de bonsoir, je m’en voudrai toute ma vie – le début d’un bref traité de dissertation inédit dont vous étiez l’auteur et que vous aviez entrepris de nous dicter. Non seulement je n’en ai jamais su la fin, mais je n’ai pas conservé le commencement. On fait difficilement plus bête. Une phrase de l’introduction m’est restée gravée dans la tête. Le cours était divisé en sept chapitres (le dernier s’intitulant « Souffle ») et vous écriviez : « … lesquels chapitres enclosent les exigences principales et les convenances générales stipulées par l’exercice architectonique de la dissertation française. » Voilà tout ce qu’il en reste, pardonnez-moi.

 

J’ai encore un spécimen de votre écriture minuscule sur mes bulletins trimestriels d’alors, non détruits, ceux-là, heureusement. Mais il s’agissait de photocopies sur papier thermique et je sais qu’un jour, on ne lira plus rien. Je les ai regardés il y a quelque temps, ces bulletins. Déjà, ils avaient énormément pâli. J’ai aussi un ou deux ouvrages pris dans la bibliothèque de la classe (à l’époque, une bibliothèque, dans un lycée, c’est une armoire dans un coin de la salle), que je n’ai jamais rendus.

 

J’ai parlé de vous à mes femmes, à mes filles qui vous savent comme si elles vous avaient connu. Quel âge auriez-vous maintenant ? Soixante-dix ans environ, un peu moins… J’aurais aimé – mais cela eût-il été possible ? – conserver des relations avec vous, si vous aviez vécu. Je ne recule pas devant l’appellation désuète de « mon maître », qui ne me fait pas rire. J’imagine que vous auriez impitoyablement sanctionné les petites âneries que j’ai eu la faiblesse de rendre publiques par la grâce d’éditeurs très généreux, car vous ne m’épargniez pas non plus, de temps à autre (et vous faisiez bien.) En tout cas, je vous aurais envoyé mes livres à chaque parution. J’ai dédié l’un d’eux à votre mémoire. Cela ne sert pas à grand-chose, c’est vrai.

À un cliché

Vous êtes ce qui m’exaspère le plus. Votre petit frère se nomme lieu commun et votre sœur aînée idée reçue. Quelle famille ! Quand vous survenez dans la conversation, je meurs aussitôt d’ennui. Je me suis toujours demandé comment on pouvait vous proférer. Vous êtes pour moi la médiocrité prononcée, presque palpable. Vous êtes dicté, vous fleurissez tout seul sur les lèvres des gens, vous nourrissez la télévision et le moulage qu’elle fait des cerveaux lorsqu’on la regarde trop régulièrement. Je me mets surtout en colère quand celui qui vous fait naître s’imagine – c’est un comble – avoir trouvé quelque chose de neuf et d’original. Je me demande sans cesse s’il est conscient de son erreur banale ou pas, s’il se sent dicté, s’il a ou non l’impression de répéter quelque chose de déjà entendu, s’il se rend compte que, ce faisant, il abdique tout esprit critique, abjure sa foi d’homme libre.

 

Du cliché, on ne peut retenir que la fréquence, jamais l’exactitude. Comment faites-vous pour, non content d’être omniprésent, être toujours faux ? Que vous ai-je fait pour que vous empoisonniez mon existence, pour que je vous croise dans les couloirs des bureaux, dans les magasins, dans les rues fatiguées des cités, dans les champs, enfin, de ma chère campagne ? Vous avez le don d’ubiquité, vous êtes protéiforme, vous me faites tousser car je suis devenu allergique et m’irrite dès que je pressens votre arrivée. Il n’est aucun soin parfait pour lutter contre votre influence, guérir vos effets déplorables. Nulle cortisone ne saurait suffire. Vous êtes viral et invincible. Quand, d’aventure, j’ai encore quelques forces, je tente bien, le désespoir au cœur et la bannière basse, d’aller contre vous. Je compte toujours sur l’intelligence d’autrui, me disant qu’on reviendra de sa croyance imposée, qu’on fera, sinon effort de réflexion, du moins effort d’expression. Dans ces moments-là, je ferraille encore quelque peu, mais bien vite, je rengaine tristement mon épée : le dragon est invincible. Le cliché règne, il ordonne les phrases et les pensées.

 

Le mot même de « cliché » montre ce que vous avez d’immuable, de définitivement arrêté, fixé. Vous avez un côté bétonné, vous êtes une empreinte à jamais creusée dans les têtes, une image avec des zones d’ombre que la réflexion se garde bien de vouloir éclaircir. D’ailleurs, le terme de « réflexion » vous est antinomique. Quand vous l’entendez, vous sortez votre revolver mental. Réflexion ? Verboten ! Niet ! Pas question ! Chez vous, on ne réfléchit pas. On cliche.

 

Quand vous aurez définitivement vaincu, il ne restera plus aux allergiques de mon espèce qu’à mourir. Rassurez-vous, nous avons déjà commencé et nous nous y employons quotidiennement.

mercredi, 21 juin 2006

À une bouteille

Mademoiselle,

 

On n’y pense pas a priori, mais vous êtes un objet important, si j’en juge par la place que vous occupez dans la langue. J’y songeais l’autre jour, vous regardant et me rappelant le temps où vous étiez uniquement de verre, votre équivalent de métal ou de peau étant plutôt dénommé flasque ou gourde (deux substantifs qui, lorsqu’ils deviennent adjectifs, prennent curieusement une connotation péjorative.)

 

Vous avez été choisie comme symbole d’une façon de voir les choses, de se représenter les événements de l’existence. On parle de bouteille à moitié vide, à moitié pleine, pour mettre en image le regard qu’on peut porter sur les événements survenus. Il paraît que je suis fort pessimiste et que je vous vois systématiquement à moitié vide. Pour tout dire, je crois bien que c’est exact, mais on ne se refait pas et vous conviendrez, fussiez-vous pleine, que ce que l’existence nous donne à voir est si peu reluisant qu’on est bien excusé de considérer la seule partie vide.

 

Vous avez été retenue comme un autre symbole, celui de la tentative impossible, dernière, désespérée – et cependant porteuse de l’espoir ultime, vital, enraciné en nous. Vous êtes alors une bouteille à la mer. Et, c’est vrai, il arrive que vous touchiez au port, qu’une âme vous ramasse, vous ouvre et, prenant connaissance d’un désespoir, puisse faire quelque chose. Il y a cependant dans un pareil destin une part d’aléatoire si grande, immense, même, que vous craignez pour votre vie, redoutant qu’un rocher heurté vous brise et vous empêche de mener à bien votre mission.

 

Vous avez été signalée comme un symbole encore : mettre Paris en bouteille est dans la langue le clou de l’impossibilité technique, du défi. Vous avouerez que c’est un cliché idiot, vraiment. On aurait pu dire Ottawa en tonneau ou Berlin dans un sandwich. Non, c’est vous qui avez fait les frais de cette mise en boîte… ou en bouteille, évidemment… Remarquez, vous avez été associée à cette ville qu’on dit Lumière, on ne s’est pas moqué de vous.

 

Vous êtes aussi le lieu des exploits parfaitement inutiles. Je pense à ces miniaturistes patients, étonnants ouvriers qui, de bois et de colle, construisent en votre sein froid un bateau avec ses voiles, ses ponts et ses canons. Un prodige de patience et d’habileté complètement gratuites, dont le résultat ne sert strictement à rien. Vous devenez alors un objet incongru, de mauvais goût, vous trônez sur un buffet ou sur un poste de télévision, la poussière vous recouvre bientôt – mais l’exploit demeure, même s’il est ridicule.

 

Vous êtes la métaphore des encombrements lorsqu’en voiture, on se retrouve prisonnier de ce qu’on nomme bêtement un embouteillage. Je conçois que cela vous vexe. Quand on symbolise l’existence, le secours, l’impossible, on accepte mal de devenir l’engorgement urbain, tout bête, tout stérile.

 

Heureusement, on peut aussi vous sacraliser, vous qualifiant alors de dive. Ce qui vous fait vous rengorger et je vous soupçonne de n’être pas insensible à la flatterie. Cela peut se comprendre, c’est humain.

 

Quand vous contenez peu, on dit de vous que vous êtes « une fillette », appellation un rien sexiste évidemment inventée par des hommes.

 

Vous n’aimez pas être associée au temps qui passe et à son corollaire, la vieillesse. Ainsi, vous vibrez lorsqu’on parle de « prendre de la bouteille », expression que vous trouvez déplacée, inconvenante. C’est vrai, vous êtes une dame, on ne doit vous associer aucune idée d’âge et je me demande bien d’où a pu naître cette phrase absurde. Une bouteille à cheveux blancs, c’est inimaginable. Même Breton s’était bien gardé d’écrire une chose pareille. Il s’était arrêté au revolver.

 

Je vous laisse ici, mademoiselle, je ne voudrais pas abuser. Tant va la cruche à l’eau…

Aux amants

Vous avez le masque du rire et l’habit de fleur bleue qui convient à votre rôle. Vous allez au cœur des rues éperdues de délire et mangez des chansons, des musiques frivoles, après que vous avez bu l’eau des corolles, goûté au fruit frais de la mer et mordu dans le pain de votre illusion.

 

Votre texte rime, vous avez bu la parole du rêve, mais la réalité vous prend dans son mensonge et bouscule le vôtre lorsque la nuit s’achève. Le matin est, pour vous, le rideau qui se lève quand vous voudriez qu’il vous rendît anonymes pour vous cacher, vous lover dans sa brièveté.

 

Vous respirez l’artifice, vous vivez de bravos quand vous vous aimez, vous arpentez sans fin des coulisses toutes identiques, vous trébuchez sur la scène, mourez chaque soir sous des lumières blêmes, vous brûlez à la rampe. Votre peu d’intimité se farde de crèmes.

 

Vous aimez trop la parure et vous n’êtes plus rien quand les rappels s’achèvent. Dans l’ombre qui survient, votre médiocre nature vous renvoie en coulisses.

mardi, 20 juin 2006

Au passé

Passé pourri, écoute. Passé tête à claques, ordure dorée, quand tu débarques, ça m’insupporte. Mais le plus terrible, c’est lorsque tu ressurgis du fond du néant, au tournant des rues, miasme à deux yeux à peine ternis, mémoire du temps, fichier qui tue. Tu as une tête veule de profits et pertes. Parfois, dans ma tête ouverte, tu fais la gueule, tu me fais dire ta prière. Le plus affreux, c’est quand, en riant, quelqu’un apparaît après des années, mort-vivant, ombre que l’on croyait assassinée.

 

Passé de misère, crevure, tu es une poubelle qui s’ouvre et murmure. Le plus heureux, c’est quand je m’en vais vers l’aujourd’hui, sur l’avenue grise. Alors, je me sens plus vieux, mais la brise souffle à mon oreille un vent d’espérance et la liberté me prend, et je danse en te foulant aux pieds, toi qui tiens tes tripes en main comme le roi Renaud, de retour de guerre. Avec mes outils, je forgerai demain. On ne risque rien à piétiner la mort. Être en paix est ma seule science. J’ai laissé ma jeunesse au bout d’un pont dont j’ai même perdu le nom. Il est des choses qui s’oublient. Depuis, j’ai fait le tour des quais, regardé sous les piles tronquées, seule la pluie pouvait s’apercevoir. J’avais dû être distrait, égoïste, ou bien vouloir être libre, adulte, j’avais cru que je pourrais la retrouver, la rouvrir comme un livre. Mais elle a disparu dans la nuit. J’ignorais la prudence : les portes, on ne les ferme pas, même si elles donnent sur l’au-delà. Il faut conserver une clé, une clé-souvenir. De ma maturité, j’ai fait le tour des étés. Enfin, voilà ce qu’on croit… Mais en automne, mon corps s’aperçoit tel qu’il est aujourd’hui, avec des années monotones. Ma jeunesse ? Elle était idiote, mais elle avait l’œil vif. Je l’imprimerais bien sur des machines grandioses, en offset de la lune, en typographie de palais, sur japon du bonheur, sur vergé des jamais, sur vélin de l’amour. Je passerais ainsi le temps meurtri de ma destinée blanche. Je serais volontiers châtelain d’utopie. Ah, je la mettrais bien dans l’euphonie des mots, dans la belle lumière. Elle avait le sel des marées des villes, les dents des soirs devancés, les ports des quatre sourires, le sang qui flambe de satin, la peau des sables tranquilles, fraîchis par des vents graciles au soir pacifié, des mains qui sculptent le cristal caché. Au bout de tout cela, il y a l’automne que j’eusse rimé en deux vers, mais tu l’as enlisé gaiement dans ton marais.   

lundi, 19 juin 2006

À un contrat

Vous êtes une petite liasse de feuillets mal agrafés et vous dites cependant le droit. Enfin, vous le dites jusqu’au moment de la signature car ensuite, on s’empresse de vous oublier, de ne pas vous respecter.

 

Cet oubli, cependant, est à sens unique. Si l’auteur s’abusait jusqu’à vous violer, l’éditeur, lui, s’empresserait de dire et d’écrire : « Mon cher, je vous rappelle les termes de notre contrat… », ou pire encore : « Le contrat qui nous lie… » Qui nous lie ! C’est-à-dire qui nous lie quelquefois, bien sûr. Au moment d’exécuter ses propres obligations contractuelles, l’éditeur, lui, ne pense jamais à vous, il ne parle jamais plus du contrat qui, certainement, ne lie plus que très peu, à ce moment-là. Surtout quand ce moment est celui de payer. Là, sauf votre respect, vous n’existez plus, mon cher. On aimerait pouvoir vous brandir au bout d’un bras levé dans l’indignation (certaines choses se dressent dans le plaisir, d’autres dans la colère) et hurler à son tour : « Le contrat qui nous lie… » Las, l’éditeur alors est sourd, il a oublié votre existence.

 

Il vous arrive d’être léonin, ce qui est un adjectif plein d’allure, mais signifie en réalité que vous prenez l’un des deux signataires pour un imbécile. C’est en général toujours le même, cette pauvre dupe qu’est l’auteur. Heureusement, vous pouvez être alors annulé par les tribunaux. Reste à payer le bavard (ce nom qu’en argot, on donne à l’avocat), à ester, à espérer enfin que le curieux (le juge, toujours en argot) donnera raison à l’exploité qui, dans un instant de lucidité fatiguée, rendue fragile ou, plus probablement, de découragement extrême, accepta de vous revêtir de son humble paraphe, sachant pertinemment que, face à lui, la flamboyante signature du négrier resplendirait d’un air vainqueur.

 

J’aimerais bien vous aider à vous faire respecter, vous savez. Il y a peu, j’ai prié un avocat de bien vouloir défendre certains de mes intérêts, toujours en matière éditoriale, vous n’en doutez pas. Il a pris quelque temps pour examiner votre histoire et puis m’a répondu avec un dédain poli – mais si, le dédain poli, ça existe bien, ça se porte beaucoup chez les gens du monde – que vous ne l’intéressiez pas. Vous étiez pour lui trop petit, trop minable. En gros, les sommes à recouvrer ne lui paraissaient pas suffisamment importantes pour qu’il pût à son tour manger un peu grâce à vous. Encore était-ce un tout-petit avocat, un de ceux qui n’ont pas grandi et sans doute ne grandiront jamais. Je ne m’étais pas adressé à des « ténors du barreau » comme dit si maladroitement le lieu commun. Si je m’étais adressé à, je ne sais pas, Maurice Garçon, par exemple… Ah oui, il est mort, c’est vrai… Mais vous êtes mort aussi, mon contrat, comme vos petits frères… À qui, alors ? À Paul Lombard ? Lui au moins m’avait reçu, pas longtemps, entre deux clients, lorsque j’étais allé lui parler d’Albertine et Julien Sarrazin à son cabinet du boulevard Saint-Germain. Le lendemain, j’étais passé chez lui, près du Sénat, emprunter des ouvrages dont je désirais photocopier quelques pages. Il l’avait proposé lui-même. Certes, je n’étais pas allé plus loin que l’entrée dans laquelle j’aurais pu faire un studio pour mes filles, j’avais été reçu par une dame espagnole sur le pas de la porte, elle s’était montrée contente que je l’appelle Madame, ce qui était pourtant la moindre des choses – bref, Lombard m’avait reçu, m’avait parlé. Le petit bavard n’a pas voulu s’occuper de mes dossiers. Comment voulez-vous que je vous aide dans ces conditions, vous voyez bien qu’il y a la justice des pauvres et celle des riches, et que le plus minable n’est pas celui qu’on croit.

vendredi, 16 juin 2006

À un clou

Vous n’avez l’air de rien, avec vos chaussures pointues et votre chapeau rond, votre air pas très malin, veuillez pardonner ma franchise, et votre bonne volonté. Cependant, vous êtes utile et vous avez un caractère perforant. Si vous n’êtes guère persuasif, vos opinions, au contraire, s’insinuent à la longue car vous savez vous montrer insistant et aller répétant la même chose jusqu’à ce que mort s’ensuive ou, plus simplement, jusqu’à ce qu’elles pénètrent, possèdent, prennent – voyez les métaphores sexuelles – le cerveau choisi.

 

D’aucuns, qui ne vous aiment guère, prétendent que, sans votre ami le marteau, vous n’êtes rien. C’est possible. Encore qu’on puisse être clou sans agir comme un clou, c’est-à-dire sans s’enfoncer, sans être planté. Il est des personnes maladroites qui se plantent sans cesse et ne sont pourtant pas des clous. C’est dire si elles sont inutiles. Vous, au moins, vous assumez votre condition de clou, bien droit, bien fier dans votre modestie, orgueilleux dans votre humilité, prêt à rouiller puisque nous devons inéluctablement vieillir.

 

Il arrive qu’on parle du clou comme du sommet. Je m’explique : le clou d’un spectacle, c’est son aboutissement, son meilleur moment. Dans ces cas-là, vous êtes fier, radieux. Vous avez le sentiment d’une injustice réparée, vous vous dites : « Je ne suis pas un clou pour rien. Ma vie de clou a un sens » et, sur-le-champ, vous mandez vos petits-enfants pour leur insuffler cette morale dont vous êtes l’auteur : « Le clou, c’est parfois le bouquet. »

 

Chez les artistes plasticiens qui sont amenés à faire voyager leurs œuvres en les confiant à des transporteurs spécialisés, vous régnez. On parle en effet, en ces lieux, d’assurance « clou à clou » et, ma foi, comment dire mieux que cela l’importance qui est la vôtre, le rôle que vous tenez d’une manière grandiose ? On vous reconnaît jusque dans le monde de l’assurance, ce qui n’est pas fréquent en ce monde où l’on n’est plus assuré de rien.

 

Vous vous vexez lorsqu’on parle de clou à propos d’une simple pointe. Vous faites aussitôt remarquer que vous ne portez pas le même chapeau et que cette différence de distinction, cette parure supérieure qui est la vôtre, montrent suffisamment que vous n’êtes pas du même monde, la pointe et vous. On peut être clou et tenir à son standing. Vous rappelez alors que votre famille compte de nombreuses branches, et non des moindres : les clous de tapissier qui ont fréquenté le beau monde et les fauteuils capitonnés, par exemple. Bref, votre branche… a de la branche, comme on ne dit plus.

 

Vous vous irritez également lorsqu’on dit d’une chose qu’elle ne vaut pas un clou. Vous vous sentez alors étalon, unité de mesure, et d’une mesure dépréciative, qui plus est. Vous pensez valoir mieux que cela. Je vous comprends.

 

Enfin, vous avez une certaine nostalgie pour le Crédit municipal. En ces temps peu reculés, on pouvait, lorsqu’on n’avait plus d’argent, aller gager quelque objet au Mont-de-piété où un expert zélé évaluait d’un œil précis – un œil d’expert, en somme – la valeur de ce qu’on apportait. La somme correspondante était donnée sur-le-champ. Plus tard, renfloué, on pouvait récupérer son bien en rendant la somme, augmentée d’un intérêt modique. On pouvait gager un vêtement, un bijou, un poste de radio, un parapluie, n’importe quoi ou presque, pour sa valeur immédiate. Cela dépannait, ça permettait de régler une dette qui n’en pouvait plus de traîner, de faire face à un imprévu, de traiter un ami de passage sans lui révéler que la bourse était plate. Au bout d’un temps, les objets non récupérés étaient vendus aux enchères. C’était le Crédit municipal qui organisait cela, mais on parlait plutôt de Mont-de-piété. Comme on ne voulait pas dire qu’on finissait mal certains mois ou que d’autres s’arrêtaient le 8 ou le 9 et qu’il fallait tenir, on disait qu’on allait demander de l’aide à une tante, qui pourrait procéder à un petit dépannage. Le Mont-de-piété, ainsi, s’est aussi appelé « ma tante. » On prenait le vison des temps meilleurs (ou le lapin des temps ordinaires) et l’on disait : « Je vais le porter chez ma tante. » Et vous, vous regrettez cette institution car on disait encore : « Je vais le mettre au clou. »

 

Vous n’avez en réalité qu’une crainte, celle de la tenaille. Elle équivaut pour vous au poids des ans. Elle vient vous chercher, vous arrache de force de votre lit en vous tirant par la tête, et elle y met tant de force, la sauvage, qu’elle vous fait courber le dos. Elle vous colle une scoliose en moins de deux. Vous n’êtes alors plus bon à rien. Quelquefois, votre ami le marteau vient tenter de vous redresser mais où la tenaille passe, le clou trépasse, comme on l’écrivait autrefois dans des manuels d’histoire démodés.

 

Bonsoir, mon ami clou, je dois vous laisser. Je suis à mon travail où je gagne des cacahuètes. Vous voyez, vous n’êtes pas le seul à être maltraité par la langue. On dit « des cacahuètes » pour signifier « pas grand-chose. » Je me demande d’où viennent de telles images. Que gagne-t-on à les utiliser ? Des clous.

Au vendredi

On vous a placé au bout de la semaine de travail, fanal vert prévenant de l’entrée du port. Vous n’aviez rien fait pour cela : aucune tâche remarquable, pas de mérite particulier. Vous avez été désigné comme un autre eût pu l’être. N’allez pas croire à une promotion reconnaissant la qualité de vos services : vous n’êtes qu’un jour parmi d’autres, n’allez pas demander une augmentation, elle vous serait refusée.

 

Vous êtes prétentieux. Il est vrai que vous êtes parfois saint ; vous voilez alors les tambours comme on se voile la face.

 

Vous ne devriez pas bomber ainsi le torse. La semaine est une invention des hommes, comme l’est d’ailleurs tout le calendrier. L’être humain est ainsi fait, il faut qu’il découpe, structure et classe. Dites-vous bien cependant qu’un autre découpage eût pu vous assigner la première place, celle en général peu appréciée, qu’un mauvais hasard ou un tirage au sort trafiqué a donnée au lundi. Vous eussiez alors été le mal aimé. Alors, hein, je vous en prie, taisez-vous ! Inutile de la ramener. Il vous arrive même de sentir le poisson. Il n’y a pas de quoi se vanter.

jeudi, 08 juin 2006

Aux odeurs

Vous êtes les promeneuses de l’atmosphère, le déshabillé blanc de l’air doux, des raconteuses d’histoires inédites pour nez curieux, référencés.

 

Je suis un senteur, un renifleur. De loin, je sais immédiatement qui est là, je comprends si telle personne vient de passer. Quand je rentre à la maison et qu’une promesse olfactive de dîner m’accueille, j’en identifie les composants. À l’odeur des ingrédients qui fondent et s’enroulent dans le même lit, celui de la casserole, s’associent immédiatement leur nom et leur goût. Je suis un fichier sur pattes, un nez promeneur, un espion de l’odeur.

 

Quand vous êtes la femme, qu’elle soit parfumée ou sente seulement la savonnette et que j’attrape au vol son sillage dans la rue, ou qu’elle soit intime et que je brûle en mille enfers, je vous reconnais très vite. Dans mon disque dur cérébral, je trouve, sans utiliser la fonction de recherche, l’emplacement de votre dossier et le nom de vos informations.

 

Je vous sens de loin, vous, l’essence, la mer, le papier, les fleurs, les livres, le cuir, le froid, l’odeur du soleil dans les cheveux derrière l’oreille gauche des femmes, dans le cou des enfants. Je vous sens, tissu qu’on étale, juste au moment où on vous déplie un peu vite, pour que la caresse de l’air vous détende. Je sentirais un jour l’âme des gens que ça ne m’étonnerait pas plus que ça. Je suis une parabole du parfum, je capte les odeurs spécialisées, les cryptées, les odeurs à péage, même.

 

Il m’arrive d’entrer dans un établissement public et d’en ressortir instantanément, en une étonnante et rapide volte-face qui fait que, parfois, Martine se retrouve seule, le temps de réaliser que, déjà, j’ai fait demi-tour. Et je crie : « Ça pue, ici ! » – enfin, des fois, je le crie intérieurement mais, pour moi, c’est comme si je l’avais dit intelligiblement.

 

Quelquefois, « vous sentez comme. » J’ai une odeur dans la tête, rangée dans un classeur mauve, et soudain, je la retrouve ailleurs. Brusquement alors, ça sent à tel endroit comme à tel autre. Il me semble à ce moment que le lieu, la situation ou la personne de référence vient me faire signe. Cette main tendue est la preuve la plus sûre de cet ordinateur portable qu’on a installé dans mon nez, à ma naissance.

 

J’ai pour les parfums de femme la plus grande défiance. Je veux dire que, souvent, ils ne conviennent pas aux dames qui les portent. Il faut savoir choisir son parfum. Il y faut une connaissance intime de soi, un sens de l’harmonie entre le grain de sa peau, sa couleur de cheveux, l’odeur sui generis et les fragrances choisies. Quelquefois, je voudrais dire aux femmes : « Vous vous trompez, ce n’est pas ça », mais ce n’est pas possible. Je voudrais leur confier, d’une voix basse : « Venez avec moi, je vais vous expliquer » et puis, je les emmènerais dans les plus grandes parfumeries du monde, évidemment, et je leur offrirais, à toutes, le parfum qui leur sied, celui-là et pas un autre. Je sais qu’elles comprendraient, qu’elles aimeraient. Je ne suis pas assez riche pour ça, naturellement. Je voudrais qu’elles sachent, en tout cas, qu’il vaut mieux ne pas se parfumer et sentir le savon de Marseille plutôt que de se tromper, au risque de devenir un contresens olfactif. Certaines fois, j’ai envie de demander aux dames qui passent dans la rue : « Est-ce que je pourrais vous sentir, madame ? Partout, partout ? » Martine m’assure que je ne serais pas bien reçu. Je ne comprends pas pourquoi.

mercredi, 17 mai 2006

À un mouchoir

Lorsque vous étiez en tissu, fraîchement repassé et rangé dans l’armoire aux senteurs mêlées de bois et de lavande ou dans le buffet rimbaldien aux rêves, il arrivait que vous fussiez brodé au chiffre de votre maître. Dérisoire habitude et curieuse inconséquence qui contraignait l’appendice nasal du susdit à souiller un linge aussi personnalisé. Il arrivait aussi que l’on vous parfumât. Quelques gouttes à peine rendaient la journée odorante.

 

Je suis fin repasseur et je me plaisais, on ne s’en étonnera guère, à vous plier comme un livre. Le fer brûlant sanctionnait la pliure et vous deveniez ainsi un petit volume de tissu. En pile, soigneusement rangé parmi vos camarades, vous aviez fière allure et j’avais le sentiment d’une bibliothèque dont les volumes eussent été posés à plat.

 

Quand vous étiez mouillé, trempé, même, par un rhume indécent et entêté, vous finissiez par devenir une boule informe au fond d’une poche, semblable à la brume des fins de journées d’hiver citadin. Vous poissiez.

 

La tâche que vous aimiez le moins accomplir consistait à éponger la sueur des fronts fatigués par le travail ou chauffés par d’impudents soleils. Mais vous ne détestiez pas réconforter les dames soucieuses, en épongeant la légère moiteur que l’inquiétude d’un moment avait fait poindre dans leurs paumes, le temps, l’éclair d’un tourment.

 

Parfois, votre mission était plus noble. On vous chargeait d’essuyer des larmes. Vous procédiez alors à petits coups de tampon doux, ou bien vous vous écrasiez durement sur les yeux trempés, rougis, gonflés. Cela dépendait de l’origine de la crise et de la finesse des paupières, de la beauté des yeux qu’elles abritaient. Vous n’agissiez pas de la même manière envers une dame ou envers un grand costaud. D’ailleurs, vous changiez de tenue selon le possesseur : vous étiez de gros coton, large et imprimé, ou tout en finesse, en dentelles, en broderies.

 

D’autres fois, votre travail relevait du secourisme. Vous étiez tenu d’éponger quelques gouttes de sang sorties d’une malencontreuse blessure, vous vous faisiez pansement, voire garot, sans jamais avoir pris la moindre leçon d’assistance. On s’émerveillait alors de vos facultés d’adaptation, de votre souci de bien faire, de rendre service, on admirait votre talent indépendant de toute formation continue.

 

Vous êtes devenu jetable. On vous vend en paquet de dix au café du coin, chez le marchand de journaux, et votre destin est à présent le même que celui des feuilles de chou : on vous jette, on vous oublie. Vous souffrez de la précarité de l’emploi. Le mouchoir à durée indéterminée, c’est terminé, vous a-t-on ressassé. Vous devez vous estimer heureux de signer des contrats brefs et de ne rencontrer que des nez infidèles. Pensez à tous les mouchoirs qui n’ont pas de travail, qui rêvent d’un rhume magistral ou d’un simple refroidissement d’entrée de saison, et vous verrez que vous n’avez pas à vous plaindre. Et puis, pensez aussi aux retraités, ces mouchoirs en tissu, usés jusqu’à la trame par les naseaux fureteurs et les lessives agressives ; ils ne servent plus, attendent leur mort dans un tiroir. Vous voyez, vous n’êtes pas à plaindre.

À un chemin

Vous êtes le tortillard des bois, l’omnibus du promeneur, le tramway des chênes et des bouleaux. Quand je vous emprunte, il se peut que je ne sache pas où vous menez. Il est étonnant que l’on nomme de la même manière une voie dont on sait l’issue et celle dont on ignore où elle vous entraînera.

 

On dit aussi « mon chemin », « son chemin ». On dit : « Voilà où l’a mené son chemin » et c’est en général dépréciatif. Alors que si l’on s’exclame : « Celui-là, il a fait son chemin ! », c’est plutôt admiratif. Ne trouvez-vous pas cela frappant ? Et cette différence entre « cheminot » et « chemineau », cela ne vous laisse pas de marbre, tout de même ? Encore qu’un chemin de marbre aurait une allure princière à laquelle le quotidien ne nous a guère accoutumés.

 

Ce qui me séduit en vous, c’est, outre vos circonvolutions et votre air rebelle, votre secret et vos cheveux longs, c’est que vous passez toujours à l’ombre de mes amis les arbres. On n’emporte pas les arbres, vous le savez, n’est-ce pas ? Je n’aime guère marcher au soleil, c’est pourquoi j’apprécie beaucoup que vous m’emmeniez dans les bois, dans ces zones de maquis que j’affectionne tant, bien davantage que la garrigue, moi qui, pourtant, ai grandi en pays de garrigue. Rien à faire, je préfère l’odeur du maquis, sa chemise d’humidité légère et son pourpoint de broussailles.

 

Dans les endroits que j’aime hanter, il n’y a pratiquement pas de terrain plat. Alors, vous montez et descendez, obliquez, tournez, prenez la pente par le flanc. Quelquefois, vous n’êtes pas très stable, vous penchez un peu, comme si vous aviez bu une essence enivrante. Vous avez le déroulement persuasif : il est rare que je renonce en cours de route, sans savoir le bout de votre aventure. Je puis, surtout si je marche seul, à allure réduite, les mains dans le dos et la désolation du monde dans mes pensées, continuer longtemps dans notre silence commun. Se crée alors entre le marcheur et le lieu de son avancée une communion qui n’est pas à regretter et que je n’oserais qualifier de solennelle parce que vous n’aimez pas les mots trop faciles, trop évidents. Ils sont à l’esprit ce que les autoroutes sont à vos amis les chemins secrets – un manque de politesse, une exagération, voire une boursouflure.

mardi, 16 mai 2006

À mes archives

Vous avez commencé petit, comme il est convenu de dire, et puis vous avez atteint un stade inquiétant. Vous êtes cependant mon histoire – oh non, c’est trop dire, une image de mon histoire. Dans le jaunissement que je devine sans même ouvrir les boîtes, elles-mêmes vieillies, qui vous abritent, il y a mon temps mis en pages, en feuillets, en formulaires, en arrêtés, en déclarations, en bulletins, en récépissés, en dossiers. C’est terrible : nous creusons notre tombe non pas avec nos dents comme le veut la légende, mais avec des papiers.

 

Dans mon placard, vous avez envahi les rayonnages et, depuis quelque temps, vous vous entassez au sol. Comme s’il n’y avait pas assez de quatre mille livres, de nombreux dossiers documentaires, d’une foule de classeurs, de dizaines d’albums de photographies, de centaines de disques et de cassettes, de dizaines de DVD, de cartons entiers de courrier, de collections d’agendas, de kilogrammes de manuscrits que les ordinateurs, maintenant, ont le bon goût de stocker sans prendre de place, il faut vous ajouter, vous, pauvres boîtes pas trop écrasées pourtant, avec, dans vos entrailles, toutes ces chemises fanées, sans parler de celles qui souffrirent un jour de 1992, lors d’une inondation due à une machine à laver laissée en marche le matin, en partant. Le soir venu, au retour, tout était lessivé, ô combien ! Il fallut appeler les pompiers. Depuis, certaines liquettes cartonnées ont un air gondolé, leur contenu est un peu collé et tout cela sent furieusement le papier moisi… Pour défroisser tout ça, il faudrait au moins les repasseuses de Degas, mais elles sont débordées, m’a-t-il répondu l’autre jour.

 

Ce qui est curieux, c’est le nom qu’on vous donne, boîtes qui accueillez cette mémoire de papier. Autrefois, on disait « boîtes archives », on vous désigne aujourd’hui sous l’appellation de « boîtes transfert » et l’un comme l’autre ne me paraissent pas très corrects pour ce qui est de l’exactitude de la langue. Cependant, je serais indélicat si je vous repoussais pour une question de terminologie, quand vous me rendez le signalé service de garder au chaud – ou, cliché pour cliché, au frais – tout ce qui fut moi, dans une société donnée, en un temps précis.

 

Parmi les innombrables feuillets qui attestent que j’ai vécu, j’ai retrouvé, en plusieurs fois, des dizaines de cartes, témoins de ce monde du fichage et de l’appartenance dans lequel nous nous débattons. La plus ancienne, je crois, remonte à 1960, avec une photographie montrant ma mine de petit garçon mi-sérieux mi-intimidé. J’ai mis dans un classeur vert toutes ces cartes, rangées dans des feuilles de plastique à pochettes. C’est amusant, vous savez, très amusant. Les photographies, surtout, font sourire. Toutes ces cartes, certainement, prouvaient quelque chose, ouvraient des droits, je suppose. Aujourd’hui, ce sont des feuilles mortes et mon classeur vert est un herbier du temps administratif. Les cartes étaient toutes différentes lorsqu’elles étaient en carton : taille, aspect, typographie, la variété était charmante. Elles sont devenues des rectangles de plastique rigide qui ont tous le même format. C’est nettement moins drôle.

 

Je n’ignore pas que vous contenez des choses parfaitement inutiles. Par exemple, tout ce qui concerne l’achat d’un dictionnaire encyclopédique en douze volumes (et en douze mensualités), en 1978. Je n’ai acheté que trois choses à tempérament, dans ma vie : outre cet ouvrage, il s’agissait d’une série de livres sur la peinture, en 1973, et d’une banquette-lit, en 1984. J’espère que cela ne se produira plus. La paperasse qu’entraînèrent ces acquisitions dort encore en vous, boîtes témoins au carton plein de réminiscences. Elle ne servira plus jamais à rien, naturellement. Nos souvenirs non plus ne servent à rien, ils sont des talons asséchés, des souches mortes. Un jour viendra où cette colossale colonie administrative finira à la décharge ou dans une cheminée dont elle se sera trop approchée. Cela n’aura plus d’importance, le temps alors m’aura subrepticement archivé.

lundi, 15 mai 2006

À mon stylo

Je vous possède depuis près de quarante ans. Vous m’avez été offert par une grand-cousine lors de ma réussite à cet examen que l’on passe en fin de classe de troisième, épreuve qui s’appelait alors le brevet d’études du premier cycle (BEPC). Je vous trouve toujours aussi beau et vous m’avez suivi au long de ces nombreuses décennies, même si, prudemment, vous ne sortez plus de chez moi depuis longtemps. Vous vous appelez Waterman, comme votre père, et vous avez été baptisé CF. On vous disait autrefois – et la publicité ne mentait pas – « le plus beau stylo du monde. » Ce n’est pas rien.

 

L’ennui, c’est qu’il faut vous nourrir à l’aide de cartouches d’un modèle unique, des cartouches spécialement créées pour vous, petits réservoirs de plastique qu’on nommait « cartouches CF » et qu’on ne trouve plus depuis des années. Seule, une officine spécialisée du boulevard Saint-Michel, à l’enseigne de Stylo-City, tenait encore, il y a peu, près du Luxembourg, un stock qu’elle cédait à prix d’or. Les cartouches d’encre au prix du gigot – mais que n’eussè-je fait pour vous ! Las, c’est terminé, le taulier a vendu la dernière boîte, mon ultime espoir. L’autre jour, Martine est allée en acheter. Elle est revenue avec… un encrier et une petite cartouche à pompe, objets censés suppléer à l’absence de ces cartouches inédites, désormais épuisées. Je n’ai pas encore osé vous faire porter cet attirail indécent et je vide peu à peu, mais régulièrement, les toutes dernières cartouches que je possède encore et que je range dans une boîte de bois.

 

On dit que l’écriture manuscrite, l’ouvrage fait à la plume, n’ont plus de justification, que les doigts se sont accoutumés à la douceur des claviers et les yeux aux fantasmes de l’électronique. En quoi est-ce incompatible ? Je passe des heures devant des écrans, mais j’apprécie lorsque je vous retrouve et qu’avec vous, je sculpte les mots, même si – suis-je un piteux artiste ! –  l’outil fatigue ma main et mon avant-bras, quand d’autres porte-plumes de moindre extraction, pourtant, n’effrayaient pas, jadis, mon humble dextre.

 

À dire vrai, j’ai dû changer plusieurs fois votre plume d’or de dix-huit carats. L’inconvénient est qu’on doit, pour satisfaire votre rang, changer tout le bloc-plume en même temps et que cela coûtait, la dernière fois, quelques cinq cents francs. Tant pis pour moi, je n’avais qu’à faire attention. Êtes-vous donc toujours le même, à présent ? C’est un peu comme un homme au cœur greffé : est-il vraiment lui ? Cela me rappelle un problème insoluble. Vous connaissez cela, n’est-ce pas ? Un pêcheur possède une barque, il s’en sert longtemps puis, un jour, doit changer une planche. Plus tard, il laisse la barque à son fils qui, à son tour, change une planche, puis deux, puis trois car l’embarcation vieillit. Vient un jour où toutes les planches ont été changées. Vous me voyez venir avec ma question, je crois, ma question pleine de poison : est-ce toujours la même barque ? Si oui, pourquoi, puisque plus aucune planche n’est celle d’origine ? Si non, quand la barque est-elle devenue autre ? Lors du premier renouvellement de planche ? Du second ? Du dernier ?

 

Je n’insiste pas. Vous êtes l’outil et vous allez me répondre : « Je suis là pour écrire la solution de l’énigme sur la page blanche, mais c’est à toi de la chercher. » Vous n’aurez pas tort. Et vous me tutoyez quand, personnellement, je n’ai jamais osé en faire autant. De nous deux, vous êtes le seigneur, incontestablement.

 

Je ne suis absolument pas fétichiste ni maniaque, mon stylo, mais j’ai pour vous cette affection ancienne que l’on porte aux beaux objets, tout bonnement pour leur allure. Les bourgeois disent « leur classe. » Curieusement, j’ai eu, dans mon demi-siècle dépassé, une série de Waterman. Il y a des hommes-Waterman, paraît-il, et des hommes-Parker (c’est un peu comme cette vieille querelle des années 50, entre ceux qui lisaient Spirou et d’autres, qui préféraient Tintin, et cela, incroyablement, révélait, dit-on, des différences socio-culturelles, en tout cas de tempérament.) Je n’aime guère les Parker. Le seul outil d’écriture de cette marque à la flèche que je possède est en réalité le stylo à bille de mon père, que j’ai repris lorsqu’il est allé voir ailleurs si l’air était doux, un jour de 1993. Moi, je reste un homme-Waterman. C’est amusant ; un temps, on s’est moqué de ceux qui disaient : « Moi, je suis Peugeot » (ou une autre marque, qu’importe ?) On trouvait cela ridicule, avec raison. Et voilà que je me plais à dire : « Je suis Waterman ». Ce n’est même pas vrai, je suis aussi Bic ou ce que vous voudrez. De toute manière, je parle ici d’un prince et le prince, c’est vous.

 

Prince d’opérette, peut-être. Vous existiez aussi tout en or, et même guilloché, s’il m’en souvient. Une dynastie, quoi. Votre costume était de coloris différents, on vous proposait en diverses teintes à une époque où la couleur n’était pas reine, et cela augmentait votre singularité. J’ai omis de préciser que, sans figurer au sommet, vous êtes, vous, un peu mieux que le modèle de base et qu’en 1967, vous avez coûté fort cher à la généreuse grand-cousine.

 

Vous savez, si je pouvais, tout simplement, écrire des textes aussi beaux que vous, s’il m’était donné de composer une prose qui ait autant d’élégance, de grâce et de finesse, je pense que je pourrais m’estimer heureux. Je ne suis pas certain d’y parvenir, même avec votre aide. J’ai d’ailleurs remarqué qu’il vous arrivait de faire la fine plume lorsque ma phrase vous paraissait indigne. Vous n’alliez pas alors jusqu’à avoir des ratés, non, ni jusqu’à couler – c’est là, pour une personne de votre rang, chose inimaginable – mais vous n’étiez manifestement pas heureux. Vous preniez un air dégoûté, votre silence montrait votre gêne, vous aviez l’air de Victor Hugo découvrant Amélie Nothomb.