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mercredi, 17 mai 2006

À un mouchoir

Lorsque vous étiez en tissu, fraîchement repassé et rangé dans l’armoire aux senteurs mêlées de bois et de lavande ou dans le buffet rimbaldien aux rêves, il arrivait que vous fussiez brodé au chiffre de votre maître. Dérisoire habitude et curieuse inconséquence qui contraignait l’appendice nasal du susdit à souiller un linge aussi personnalisé. Il arrivait aussi que l’on vous parfumât. Quelques gouttes à peine rendaient la journée odorante.

 

Je suis fin repasseur et je me plaisais, on ne s’en étonnera guère, à vous plier comme un livre. Le fer brûlant sanctionnait la pliure et vous deveniez ainsi un petit volume de tissu. En pile, soigneusement rangé parmi vos camarades, vous aviez fière allure et j’avais le sentiment d’une bibliothèque dont les volumes eussent été posés à plat.

 

Quand vous étiez mouillé, trempé, même, par un rhume indécent et entêté, vous finissiez par devenir une boule informe au fond d’une poche, semblable à la brume des fins de journées d’hiver citadin. Vous poissiez.

 

La tâche que vous aimiez le moins accomplir consistait à éponger la sueur des fronts fatigués par le travail ou chauffés par d’impudents soleils. Mais vous ne détestiez pas réconforter les dames soucieuses, en épongeant la légère moiteur que l’inquiétude d’un moment avait fait poindre dans leurs paumes, le temps, l’éclair d’un tourment.

 

Parfois, votre mission était plus noble. On vous chargeait d’essuyer des larmes. Vous procédiez alors à petits coups de tampon doux, ou bien vous vous écrasiez durement sur les yeux trempés, rougis, gonflés. Cela dépendait de l’origine de la crise et de la finesse des paupières, de la beauté des yeux qu’elles abritaient. Vous n’agissiez pas de la même manière envers une dame ou envers un grand costaud. D’ailleurs, vous changiez de tenue selon le possesseur : vous étiez de gros coton, large et imprimé, ou tout en finesse, en dentelles, en broderies.

 

D’autres fois, votre travail relevait du secourisme. Vous étiez tenu d’éponger quelques gouttes de sang sorties d’une malencontreuse blessure, vous vous faisiez pansement, voire garot, sans jamais avoir pris la moindre leçon d’assistance. On s’émerveillait alors de vos facultés d’adaptation, de votre souci de bien faire, de rendre service, on admirait votre talent indépendant de toute formation continue.

 

Vous êtes devenu jetable. On vous vend en paquet de dix au café du coin, chez le marchand de journaux, et votre destin est à présent le même que celui des feuilles de chou : on vous jette, on vous oublie. Vous souffrez de la précarité de l’emploi. Le mouchoir à durée indéterminée, c’est terminé, vous a-t-on ressassé. Vous devez vous estimer heureux de signer des contrats brefs et de ne rencontrer que des nez infidèles. Pensez à tous les mouchoirs qui n’ont pas de travail, qui rêvent d’un rhume magistral ou d’un simple refroidissement d’entrée de saison, et vous verrez que vous n’avez pas à vous plaindre. Et puis, pensez aussi aux retraités, ces mouchoirs en tissu, usés jusqu’à la trame par les naseaux fureteurs et les lessives agressives ; ils ne servent plus, attendent leur mort dans un tiroir. Vous voyez, vous n’êtes pas à plaindre.

Commentaires

Superbe texte.

La prochaine fois que je m'enrhume, promis, je me mouche dans une feuille de chou en buvant (un grog) à ta santé !

Écrit par : Guillaume | jeudi, 18 mai 2006

Je dois à la vérité de dire que les quatre textes que je viens d'écrire au fil du clavier (A mon stylo, A mes archives, A un chemin, A un mouchoir) sont des "A la manière de". Pourtant, je déteste les pastiches.

Il vient de paraître un tout petit volume de Léo Ferré, intitulé "Lettres non postées". C'est un projet malheureusement inachevé, qu'il avait commencé dans les années 50 et annoncé en 1961 et en 1962. C'est une série de missives écrites à des personnes réelles, à des objets, à des éléments, à des abstractions, même. Je suis très content qu'il sorte enfin. Hélas, c'est incomplet.

Dans le prochain numéro des "Copains d'la neuille", bulletin d'information sur les parutions ferréennes, je publie un texte relativement long, qui raconte l'histoire détaillée de ce livre.

Je me suis donc amusé à écrire ces quatre lettres imaginaires. Mais il y a loin de la copie à l'original, comme on le sait. Une différence essentielle, même : le talent.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 18 mai 2006

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