vendredi, 28 juin 2019
En relisant Julien Gracq
Julien Gracq fait partie de ces quelques auteurs – Rimbaud, sur ce point, remporte la palme – dont l’œuvre proprement dite est inférieure, en nombre de pages, à la critique et au commentaire qu’elle a suscités. On n’ira donc pas plus loin, ici, que ces quelques notes et bien modestes impressions, qui valent peut-être par ce qu’elles ont de personnel, dans la mesure où je n’ai jamais lu un de ces nombreux ouvrages de critique, me contentant de la prose de l’écrivain.
Gracq est un styliste hors-pair. Quelqu’un l’ignore-t-il encore ? C’est aussi un géographe qui fait vivre le paysage et sait le dire. Il est moins touchant que Breton, son ami. Il y a moins d’aisance dans sa prose, le mouvement de son texte : on sent davantage le travail littéraire, le retour sur la phrase et la « mécanique » du travail stylistique. C’est peut-être pour cela que je n’aime guère ses textes de fiction, dont l’impeccable narration est gênée dans sa progression par l’influence surréaliste. Or, chacun le sait, Gracq sans doute aussi, il ne saurait y avoir de roman surréaliste. C’est impossible. Au château d’Argol n’aurait certainement pas été réédité depuis 1938 s’il n’était signé Julien Gracq. Il faut donc considérer Argol comme la première pierre d’une œuvre indissociable.
Gracq peut être lu aujourd’hui comme hier, comme avant-hier et certainement comme demain. C’est sa perfection stylistique qui lui confère cet avantage. Mais ses sujets ? Un balcon en forêt serait-il aujourd’hui accepté en l’état par un éditeur, et même, allons plus loin, par son propre éditeur ? En supposant qu’il le soit, je demeure persuadé qu’Au château d’Argol et Un beau ténébreux ne le seraient pas. La parution dans la collection de la Pléiade, privilège que Gracq connut de son vivant, entérine sûrement la qualité de ses textes, certainement pas la pérennité de son inspiration romanesque.
Ses essais sont beaucoup plus intéressants et ont cette particularité de n’avoir pratiquement pas vieilli. Combien je les préfère aux romans ! Particulièrement ses recueils de notes, fragments et impressions que sont Lettrines, Lettrines 2 et Carnets du grand chemin (en quelque sorte, un Lettrines 3) – ainsi que ses nouvelles qui peignent l’attente comme les romans, mais de façon combien plus attachante et intrigante.
Malgré toute l’amitié que je puis avoir pour la ville de Nantes – une amitié a priori puisque je ne la connais pas et ne me rappelle même pas l’avoir traversée une seule fois, ce que, cependant, attestent mes carnets de 1974 – je n’aurais pas lu, à son propos, un ouvrage entier. J’ai toutefois lu La Forme d’une ville avec un net intérêt et même des moments de ravissement, reconnaissant en moi le son familier et connivent d’une phrase comme « Un trouble, dont rien d’abord ne dégage le sens, marque plus d’une fois la rencontre avec ce qui doit compter pour vous ; mais l’aiguille aimantée un long moment oscille et s’affole avant de désigner la masse métallique qui l’a perturbée ». Ou bien de ce passage : « Une ville qui vous a couvé laisse tout fuir d’elle-même si le souvenir ne vous restitue ce qu’elle signifiait momentanément d’irremplaçable : une présence incubatrice, une chaleur enveloppante et informe. (…) Rien ne peut plus me rendre la poussée aveugle qui condamnait tout ce qui m’entourait à éclater, pour apprendre à exister autrement, rien non plus ne peut me rendre la ductilité, la plasticité d’une âme encore toute vague, sur laquelle toute impression se faisait empreinte, ou plutôt, au sens gothéen, forme empreinte, destinée en vivant à se développer ». Il parle encore de « l’énorme boulimie acquisitive et prospective qui règne sur une vie entre onze et dix-huit ans ».
Cet homme est étonnant. D’abord catholique parce qu’ayant reçu une telle éducation, il finit par oublier d’assister à la messe. Communiste, il en arrive à se détacher du travail militant après la publication de son premier ouvrage. Ami de Breton – pas forcément de son entourage – il précise que l’obédience au surréalisme ne sera jamais sienne. Professeur, il passe son temps à regretter les progrès de la géographie telle qu’il l’a apprise et sa transformation progressive en science sociale. Écrivain, il reconnaît – avec raison – qu’un auteur n’a pas, toute sa vie, quelque chose de neuf à dire et espace considérablement ses ultimes parutions. Lecteur, il utilise parfois des éditions de poche, celles-là même dans lesquelles il refuse de paraître. Auteur dramatique, il livre une pièce de bonne facture, intéressante (qu’il trouve le moyen d’alourdir par un avant-propos interminable, explicatif, redondant) et brise là en prétextant que le théâtre ne lui convient guère. Curieux Gracq qui non seulement n’est jamais où on l’attend, ce qui est plutôt sympathique, en tout cas intellectuellement recevable – mais s’arrange pour, au bout du compte, ne rien retirer de ses passages successifs par tel ou tel endroit. Il aurait pu être chrétien de gauche ; écrivain ouvrier (je veux dire auteur de littérature populaire) ; poète surréaliste ; critique musical ; grand voyageur publiant des travaux nouveaux (dans sa jeunesse, c’était encore possible et l’édition du moment y était extrêmement favorable et pécuniairement attentive) ; historien par inclination, signant des ouvrages de référence plutôt que quelques notes éparses dans ses livres. D’autres options eussent été possibles. Il ne fut rien de tout cela non par rébellion naturelle, instinctive, contre les étiquettes, les casiers à ranger les écrivains, mais par une solide indifférence aux amitiés fraternelles agissantes et un désolant conformisme l’enjoignant de, finalement, ne rien vouloir changer jamais à l’ordre des choses, de n’en faire même pas tentative : ni littéraire, ni sociale, ni spirituelle. Il reste bien évidemment qu’on peut toujours lire quelques unes de ses pages au hasard en étant certain d’y trouver, à tout le moins, la fleur du style. Il est regrettable qu’elle ait poussé sur un terreau sans risque, celui, tristement nourricier, des vieux garçons : il ne se maria jamais, n’eut pas d’enfants, ne remit rien en cause autour de sa personne.
Les dédicaces qu’il signa pour Breton sont remarquables d’ennui. Au château d’Argol porte cet envoi : « Quoique tout à fait inconnu de vous, je vous adresse ce livre en témoignage de grande admiration. Julien Gracq » : c’est une adresse recevable, dans la mesure où elle émane d’un jeune débutant et où elle est destinée à quelqu’un comme Breton. Un beau ténébreux va plus loin : « À André Breton que nous n’oublions pas. Avec la plus cordiale amitié de Julien Gracq », mais demeure assez plat. Liberté grande tombe dans le lieu commun : « À André Breton avec l’admiration et l’amitié de Julien Gracq, 6 février 1947 » – s’il l’admire et l’aime à ce point, que ne trouve-t-il quelque tournure plus chaleureuse ou plus originale. Son André Breton est dédicacé à l’épouse du poète : « À Madame Breton, ce livre très incomplet que je redoute de soumettre à un juge trop perspicace et trop averti, et pour lequel j’espère qu’elle aura quelque indulgence, en respectueux et cordial hommage. Julien Gracq, 5 février 1948 » – on fait difficilement plus convenu et plus couramment humble. Le Roi pêcheur, à présent : « À André Breton cette pièce qui ne lui plaira pas, encore qu’anti-cléricale. En toute amitié. Julien Gracq » – c’est une dédicace curieuse et un peu bête, car n’espère-t-il pas qu’au contraire, la pièce plaira (et elle plut) ? Il signe ainsi sa traduction de Penthésilée : « À André Breton. Quelques dessins de Gustave Moreau brillent ici par leur absence, et pourtant je demande son indulgence pour Penthésilée. Avec ma fidèle amitié. Julien Gracq ». Pour Un balcon en forêt, il écrit : « Pour André Breton qui ne m’en voudra pas, j’espère, de l’emprunt que je lui ai fait page 144, ce livre que je lui offre d’une main peu rassurée mais en témoignage de très profonde amitié. Julien Gracq. Saint-Cirq, le 19 août 1958 ». Sur un exemplaire de La Littérature à l’estomac, ce mot : « À André Breton qui a pris dès longtemps ses distances vis-à-vis de toutes ces choses, fidèle amitié, Julien Gracq ». Le Rivage des Syrtes, cette fois : « À André Breton, ce livre sans rêves – mais non peut-être sans fantômes – où j’aurais aimé que la façon de lever l’ancre dût quelque chose au voyageur de Baudelaire, avec toute la fidèle amitié de Julien Gracq. 13 octobre 1951 ». Sur un autre exemplaire de Liberté grande : « À André Breton “vers la ligne d’arrêt de la pure conscience d’être”. Son ami Julien Gracq ». Il demande l’indulgence, se dit peu rassuré, aurait aimé, cite, présente un hommage « respectueux et cordial » comme dans les pires clichés… Rien là que de conventionnel, et l’on s’étonne qu’un auteur par ailleurs si prompt à gronder se montre si peu orageux.
Chez Corti où, en 2007, j’étais allé acheter les deux livres de lui que je ne possédais pas encore, je risquai une question sur les inédits que tous les auteurs possèdent inévitablement. Pouvait-on espérer une publication ? Son éditrice me répondit très aimablement que Gracq avait, par testament, rigoureusement interdit toute publication de ses inédits jusqu’à vingt ans après son décès – et que, par conséquent, il me faudrait revenir en 2027. Elle m’encouragea en m’assurant, avec un beau et amical sourire, que vingt ans passaient vite. Plus sérieusement, il se trouve que Gracq avait voulu empêcher toute exploitation éditoriale de son œuvre dans un but commercial, sachant combien, de nos jours, la mort augmente considérablement la valeur marchande. Vingt ans, avait-il pensé, sauraient faire le tri et laisser voir si persistait un intérêt pour son œuvre.[1]
Je hasardai une autre interrogation : existait-il une correspondance ? On m’assura que non, qu’il n’était pas homme à cela, qu’on ne pourrait vraisemblablement trouver que de brèves missives à l’image de celles qu’il envoyait à ses éditeurs, lettres qui n’avaient d’autre intérêt que de régler une question pratique immédiate.
La succession Julien Gracq s’est jouée à Nantes, le 12 novembre 2008. Ses papiers, bien entendu, ses livres et sa correspondance (dont, naturellement, des lettres et cartes postales de Breton)… Tout, on a tout vendu : un bureau, une bibliothèque et même un téléphone, un cendrier… Les corbeaux, ce sont ses cousins puisque Gracq n’avait pas de descendance directe. On a tout vendu, à part les manuscrits, légués à la Nationale. À vendre ! À vendre ! De l’argent ! De l’argent ! Ironie, l’hôtel des ventes se trouve... rue de Miséricorde.
Le catalogue comprend les sottises habituelles : « Elsa (sic) et André Breton », par exemple. Ou bien un « tirage d’époque colorisé » (re-sic) : on ne sait plus dire « rehaussé » ou tout simplement « colorié ». « Colorisé » est non seulement un anachronisme, mais, de plus, une erreur de vocabulaire : qu’on y soit favorable ou non, la colorisation est un procédé technique bien précis, qui n’a rien à voir avec le fait de rehausser de couleur une photographie en noir et blanc.
La correspondance que Breton avait adressée à Gracq était estimée entre 30 et 35. 000 euros. Le lot était important. Le catalogue décrivait trente-deux lettres autographes signées (dont huit cartes postales) et une lettre signée, portant sur la période 1939-1966. Cela représentait environ quarante-deux pages de formats divers, avec quelques en-têtes de Medium et d’Arcy galleries, International Surrealiste Exhibition…). Les enveloppes étaient conservées. À cet ensemble, étaient joints : une copie autographe par Gracq de la lettre du 10 juin 1939 ; trois télégrammes ; deux cartons d’exposition annotés et signés par Breton, avec enveloppes ; une lettre autographe signée de Gracq à Breton en date du 30 mai 1946 (renvoyée à l’expéditeur) ; le faire-part de décès de Breton ; une lettre autographe signée d’Aube Elléouët à Gracq, de l’année 1958.
C’est dire que, sans difficulté, le lot a trouvé preneur à 75. 000 euros… et a été immédiatement préempté par l’État. Ce fonds a donc rejoint les collections de la bibliothèque Jacques-Doucet, laquelle possédait déjà les lettres de Gracq adressées à Breton. Il était logique, nécessaire, évident, que les deux fonds fussent rassemblés.
Compte-tenu du prestige du scripteur, de celui du destinataire, et vu le grand nombre de documents, il était clair comme le jour que les enchères atteindraient un tel montant, en ce monde où la valeur marchande prime sur l’intérêt artistique, littéraire, historique. Gracq ne pouvait ignorer que les choses se passeraient ainsi. Il avait eu soin de léguer ses manuscrits à la Bibliothèque Nationale. Que n’en a-t-il fait autant pour sa correspondance ? L’État aurait pu recevoir le fonds par testament. Au lieu de cela, il acquiert les mêmes documents pour 75. 000 euros. Je ne comprends pas l’attitude de Gracq.
[1]. Et pourtant, Corti publiera Manuscrits de guerre en 2011 et Terres du couchant en 2014.
18:47 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
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