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mardi, 16 mai 2006

À mes archives

Vous avez commencé petit, comme il est convenu de dire, et puis vous avez atteint un stade inquiétant. Vous êtes cependant mon histoire – oh non, c’est trop dire, une image de mon histoire. Dans le jaunissement que je devine sans même ouvrir les boîtes, elles-mêmes vieillies, qui vous abritent, il y a mon temps mis en pages, en feuillets, en formulaires, en arrêtés, en déclarations, en bulletins, en récépissés, en dossiers. C’est terrible : nous creusons notre tombe non pas avec nos dents comme le veut la légende, mais avec des papiers.

 

Dans mon placard, vous avez envahi les rayonnages et, depuis quelque temps, vous vous entassez au sol. Comme s’il n’y avait pas assez de quatre mille livres, de nombreux dossiers documentaires, d’une foule de classeurs, de dizaines d’albums de photographies, de centaines de disques et de cassettes, de dizaines de DVD, de cartons entiers de courrier, de collections d’agendas, de kilogrammes de manuscrits que les ordinateurs, maintenant, ont le bon goût de stocker sans prendre de place, il faut vous ajouter, vous, pauvres boîtes pas trop écrasées pourtant, avec, dans vos entrailles, toutes ces chemises fanées, sans parler de celles qui souffrirent un jour de 1992, lors d’une inondation due à une machine à laver laissée en marche le matin, en partant. Le soir venu, au retour, tout était lessivé, ô combien ! Il fallut appeler les pompiers. Depuis, certaines liquettes cartonnées ont un air gondolé, leur contenu est un peu collé et tout cela sent furieusement le papier moisi… Pour défroisser tout ça, il faudrait au moins les repasseuses de Degas, mais elles sont débordées, m’a-t-il répondu l’autre jour.

 

Ce qui est curieux, c’est le nom qu’on vous donne, boîtes qui accueillez cette mémoire de papier. Autrefois, on disait « boîtes archives », on vous désigne aujourd’hui sous l’appellation de « boîtes transfert » et l’un comme l’autre ne me paraissent pas très corrects pour ce qui est de l’exactitude de la langue. Cependant, je serais indélicat si je vous repoussais pour une question de terminologie, quand vous me rendez le signalé service de garder au chaud – ou, cliché pour cliché, au frais – tout ce qui fut moi, dans une société donnée, en un temps précis.

 

Parmi les innombrables feuillets qui attestent que j’ai vécu, j’ai retrouvé, en plusieurs fois, des dizaines de cartes, témoins de ce monde du fichage et de l’appartenance dans lequel nous nous débattons. La plus ancienne, je crois, remonte à 1960, avec une photographie montrant ma mine de petit garçon mi-sérieux mi-intimidé. J’ai mis dans un classeur vert toutes ces cartes, rangées dans des feuilles de plastique à pochettes. C’est amusant, vous savez, très amusant. Les photographies, surtout, font sourire. Toutes ces cartes, certainement, prouvaient quelque chose, ouvraient des droits, je suppose. Aujourd’hui, ce sont des feuilles mortes et mon classeur vert est un herbier du temps administratif. Les cartes étaient toutes différentes lorsqu’elles étaient en carton : taille, aspect, typographie, la variété était charmante. Elles sont devenues des rectangles de plastique rigide qui ont tous le même format. C’est nettement moins drôle.

 

Je n’ignore pas que vous contenez des choses parfaitement inutiles. Par exemple, tout ce qui concerne l’achat d’un dictionnaire encyclopédique en douze volumes (et en douze mensualités), en 1978. Je n’ai acheté que trois choses à tempérament, dans ma vie : outre cet ouvrage, il s’agissait d’une série de livres sur la peinture, en 1973, et d’une banquette-lit, en 1984. J’espère que cela ne se produira plus. La paperasse qu’entraînèrent ces acquisitions dort encore en vous, boîtes témoins au carton plein de réminiscences. Elle ne servira plus jamais à rien, naturellement. Nos souvenirs non plus ne servent à rien, ils sont des talons asséchés, des souches mortes. Un jour viendra où cette colossale colonie administrative finira à la décharge ou dans une cheminée dont elle se sera trop approchée. Cela n’aura plus d’importance, le temps alors m’aura subrepticement archivé.

Commentaires

Il y a le poème de Ponge, *La Lessiveuse*... et "notre mémoire qui fout l' camp / en vieux papiers pour délinquants"
:)))

Écrit par : MuMM | mardi, 16 mai 2006

Le distique n'est pas de Ponge.

Écrit par : MuMM | mardi, 16 mai 2006

Non, mais il n'est pas mal cependant.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 16 mai 2006

un Degas pour réparer les dégâts !

Écrit par : Patrick Dalmasso | mercredi, 17 mai 2006

Oui, mon gars.

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 17 mai 2006

Ces photographies que l’on retrouve ainsi sur un vieil abonnement de transports en commun ou une vieille carte d’accès à une bibliothèque m’ont toujours laissé rêveur. Certes le visage qui s’offre alors à nous nous renvoie à notre passé, souvent avec une pointe de nostalgie et nous fait redécouvrir des pans entiers de notre vie que nous avions quelque peu oubliés (où se trouvait encore telle librairie ? Existe-t-elle encore ? Quelles personnes est-ce que je fréquentais à l’époque ? Que sont « tous ces amis devenus », comme disait Rutebeuf ? Quel était mon état d’esprit à ce moment-là ?)
Mais d’un autre côté ces photos me surprennent toujours dans la mesure où elles renvoient à un personnage que j’ai été et que je ne suis plus, personnage qui me semble à chaque fois étrange, presque incongru (les cheveux longs des années 70, la mode vestimentaire, le regard qui est différent…). Comment ai-je pu être ce personnage à ce moment-là ? Il me semble que je découvre alors autant d’étapes de l’évolution d’une personnalité qui ne serait pas encore pleinement elle-même. Un peu comme si chaque photo renvoyait à un être inachevé, en devenir, qui n’est pas encore parvenu au stade actuel. Et pourtant dans dix ans ce stade actuel me paraîtra à son tour dépassé et désuet. La question qui se pose est alors de savoir à quel moment de notre vie nous avons vraiment été nous-même. En perpétuel changement, en évolution constante, notre moi profond s’évanouit à chaque seconde pour devenir un autre. Les événements de la vie, qui nous façonnent, et notre volonté consciente de prendre notre destinée en main, nous donnent l’illusion que nous maîtrisons cette évolution. Pourtant rien n’est moins sûr. Nous lisons un monde qui se transforme avec une grille de lecture qui se modifie elle-même sans arrêt.

Écrit par : Feuilly | mercredi, 17 mai 2006

Les commentaires sont fermés.