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mercredi, 21 juin 2006

À une bouteille

Mademoiselle,

 

On n’y pense pas a priori, mais vous êtes un objet important, si j’en juge par la place que vous occupez dans la langue. J’y songeais l’autre jour, vous regardant et me rappelant le temps où vous étiez uniquement de verre, votre équivalent de métal ou de peau étant plutôt dénommé flasque ou gourde (deux substantifs qui, lorsqu’ils deviennent adjectifs, prennent curieusement une connotation péjorative.)

 

Vous avez été choisie comme symbole d’une façon de voir les choses, de se représenter les événements de l’existence. On parle de bouteille à moitié vide, à moitié pleine, pour mettre en image le regard qu’on peut porter sur les événements survenus. Il paraît que je suis fort pessimiste et que je vous vois systématiquement à moitié vide. Pour tout dire, je crois bien que c’est exact, mais on ne se refait pas et vous conviendrez, fussiez-vous pleine, que ce que l’existence nous donne à voir est si peu reluisant qu’on est bien excusé de considérer la seule partie vide.

 

Vous avez été retenue comme un autre symbole, celui de la tentative impossible, dernière, désespérée – et cependant porteuse de l’espoir ultime, vital, enraciné en nous. Vous êtes alors une bouteille à la mer. Et, c’est vrai, il arrive que vous touchiez au port, qu’une âme vous ramasse, vous ouvre et, prenant connaissance d’un désespoir, puisse faire quelque chose. Il y a cependant dans un pareil destin une part d’aléatoire si grande, immense, même, que vous craignez pour votre vie, redoutant qu’un rocher heurté vous brise et vous empêche de mener à bien votre mission.

 

Vous avez été signalée comme un symbole encore : mettre Paris en bouteille est dans la langue le clou de l’impossibilité technique, du défi. Vous avouerez que c’est un cliché idiot, vraiment. On aurait pu dire Ottawa en tonneau ou Berlin dans un sandwich. Non, c’est vous qui avez fait les frais de cette mise en boîte… ou en bouteille, évidemment… Remarquez, vous avez été associée à cette ville qu’on dit Lumière, on ne s’est pas moqué de vous.

 

Vous êtes aussi le lieu des exploits parfaitement inutiles. Je pense à ces miniaturistes patients, étonnants ouvriers qui, de bois et de colle, construisent en votre sein froid un bateau avec ses voiles, ses ponts et ses canons. Un prodige de patience et d’habileté complètement gratuites, dont le résultat ne sert strictement à rien. Vous devenez alors un objet incongru, de mauvais goût, vous trônez sur un buffet ou sur un poste de télévision, la poussière vous recouvre bientôt – mais l’exploit demeure, même s’il est ridicule.

 

Vous êtes la métaphore des encombrements lorsqu’en voiture, on se retrouve prisonnier de ce qu’on nomme bêtement un embouteillage. Je conçois que cela vous vexe. Quand on symbolise l’existence, le secours, l’impossible, on accepte mal de devenir l’engorgement urbain, tout bête, tout stérile.

 

Heureusement, on peut aussi vous sacraliser, vous qualifiant alors de dive. Ce qui vous fait vous rengorger et je vous soupçonne de n’être pas insensible à la flatterie. Cela peut se comprendre, c’est humain.

 

Quand vous contenez peu, on dit de vous que vous êtes « une fillette », appellation un rien sexiste évidemment inventée par des hommes.

 

Vous n’aimez pas être associée au temps qui passe et à son corollaire, la vieillesse. Ainsi, vous vibrez lorsqu’on parle de « prendre de la bouteille », expression que vous trouvez déplacée, inconvenante. C’est vrai, vous êtes une dame, on ne doit vous associer aucune idée d’âge et je me demande bien d’où a pu naître cette phrase absurde. Une bouteille à cheveux blancs, c’est inimaginable. Même Breton s’était bien gardé d’écrire une chose pareille. Il s’était arrêté au revolver.

 

Je vous laisse ici, mademoiselle, je ne voudrais pas abuser. Tant va la cruche à l’eau…

Commentaires

Avec Jacques, on voudrait pâlir en bouteille.

Écrit par : Guillaume | jeudi, 22 juin 2006

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