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vendredi, 23 juin 2006

À un pavé

À Paris, vous êtes petit et plus ou moins cubique. Vous avez une destinée de barricade et l’on jurerait qu’on vous a pensé pour cela. On dirait aussi que vous avez été spécialement conçu pour l’insurrection, fabriqué pour tenir dans la main et être lancé au visage de la répression. Vous n’êtes pas né pour rien dans la capitale de la liberté. En 1968, à la fin des « événements », le Quartier latin a été entièrement bitumé en moins de temps qu’il n’en faut pour traverser le boulevard Saint-Michel. On a recouvert votre visage d’une couche de fard gris, afin d’empêcher que vous fussiez descellés, vos amis et vous, une nouvelle fois.

 

Dans certaines rues, vous êtes disposés en rosaces et je frémis en pensant aux paveurs qui, toute leur vie, courbés ou à genoux, ont artistiquement dessiné la chaussée. Non seulement vous étiez taillés un à un, vous, les pavés, mais il fallait encore que vous fussiez à l’origine de beaux tableaux destinés pourtant à être piétinés. En ces temps, le beau était d’abord utile.

 

Un jour, dans une zone de menus travaux effectués sur la voie publique à Paris – je ne sais plus où ; il y a en permanence des travaux, à Paris – une petite brèche était ouverte dans la chaussée et vous étiez là, nu, un peu sali de terre, de boue, de temps qui passe, défait, triste, affamé. Martine vous a ramassé, elle vous a enveloppé dans des mouchoirs, elle vous a emporté dans son sac et nous vous avons adopté. En rentrant, je lui disais en riant : « Tu transportes une arme par destination. On va nous arrêter. » À la maison, je vous ai lavé dans une bassine amicale avec du produit nettoyant, je vous ai brossé, séché. Je vous aurais presque fait les ongles… Depuis, vous vivez chez nous, un peu seul peut-être mais, au moins, vous n’avez pas été de nouveau enterré vivant sous le macadam. Vous habitez dans nos livres. Vous êtes garé en double file sur une étagère : on ne demande pas à un pavé de stationner correctement, cela n’aurait pas de sens. Quelquefois, je vous regarde, je vous prends dans la main et vous caresse un peu. Il me vient alors une envie irrésistible de vous lancer à la tête de quelqu’un, mais aucun homme politique ne passant jamais chez moi, je ravale mon envie et vous repose sur l’étagère, honteux de vous avoir fait perdre votre temps.

 

Depuis quelques années, quelques décennies peut-être, on appelle « pavé » un volume d’au moins quatre-cents pages. C’est devenu un lieu commun. Pourtant, ces ouvrages ne se peuvent assimiler ni aux pavés du XVIIIe – ceux que, traditionnellement, on envoie sur les gendarmes mobiles – ni aux plus gros qui, eux, représentent au moins trois éditions des Misérables, collées l’une à l’autre. Ces misérables qui vivent sur le pavé.

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