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lundi, 15 mai 2006

À mon stylo

Je vous possède depuis près de quarante ans. Vous m’avez été offert par une grand-cousine lors de ma réussite à cet examen que l’on passe en fin de classe de troisième, épreuve qui s’appelait alors le brevet d’études du premier cycle (BEPC). Je vous trouve toujours aussi beau et vous m’avez suivi au long de ces nombreuses décennies, même si, prudemment, vous ne sortez plus de chez moi depuis longtemps. Vous vous appelez Waterman, comme votre père, et vous avez été baptisé CF. On vous disait autrefois – et la publicité ne mentait pas – « le plus beau stylo du monde. » Ce n’est pas rien.

 

L’ennui, c’est qu’il faut vous nourrir à l’aide de cartouches d’un modèle unique, des cartouches spécialement créées pour vous, petits réservoirs de plastique qu’on nommait « cartouches CF » et qu’on ne trouve plus depuis des années. Seule, une officine spécialisée du boulevard Saint-Michel, à l’enseigne de Stylo-City, tenait encore, il y a peu, près du Luxembourg, un stock qu’elle cédait à prix d’or. Les cartouches d’encre au prix du gigot – mais que n’eussè-je fait pour vous ! Las, c’est terminé, le taulier a vendu la dernière boîte, mon ultime espoir. L’autre jour, Martine est allée en acheter. Elle est revenue avec… un encrier et une petite cartouche à pompe, objets censés suppléer à l’absence de ces cartouches inédites, désormais épuisées. Je n’ai pas encore osé vous faire porter cet attirail indécent et je vide peu à peu, mais régulièrement, les toutes dernières cartouches que je possède encore et que je range dans une boîte de bois.

 

On dit que l’écriture manuscrite, l’ouvrage fait à la plume, n’ont plus de justification, que les doigts se sont accoutumés à la douceur des claviers et les yeux aux fantasmes de l’électronique. En quoi est-ce incompatible ? Je passe des heures devant des écrans, mais j’apprécie lorsque je vous retrouve et qu’avec vous, je sculpte les mots, même si – suis-je un piteux artiste ! –  l’outil fatigue ma main et mon avant-bras, quand d’autres porte-plumes de moindre extraction, pourtant, n’effrayaient pas, jadis, mon humble dextre.

 

À dire vrai, j’ai dû changer plusieurs fois votre plume d’or de dix-huit carats. L’inconvénient est qu’on doit, pour satisfaire votre rang, changer tout le bloc-plume en même temps et que cela coûtait, la dernière fois, quelques cinq cents francs. Tant pis pour moi, je n’avais qu’à faire attention. Êtes-vous donc toujours le même, à présent ? C’est un peu comme un homme au cœur greffé : est-il vraiment lui ? Cela me rappelle un problème insoluble. Vous connaissez cela, n’est-ce pas ? Un pêcheur possède une barque, il s’en sert longtemps puis, un jour, doit changer une planche. Plus tard, il laisse la barque à son fils qui, à son tour, change une planche, puis deux, puis trois car l’embarcation vieillit. Vient un jour où toutes les planches ont été changées. Vous me voyez venir avec ma question, je crois, ma question pleine de poison : est-ce toujours la même barque ? Si oui, pourquoi, puisque plus aucune planche n’est celle d’origine ? Si non, quand la barque est-elle devenue autre ? Lors du premier renouvellement de planche ? Du second ? Du dernier ?

 

Je n’insiste pas. Vous êtes l’outil et vous allez me répondre : « Je suis là pour écrire la solution de l’énigme sur la page blanche, mais c’est à toi de la chercher. » Vous n’aurez pas tort. Et vous me tutoyez quand, personnellement, je n’ai jamais osé en faire autant. De nous deux, vous êtes le seigneur, incontestablement.

 

Je ne suis absolument pas fétichiste ni maniaque, mon stylo, mais j’ai pour vous cette affection ancienne que l’on porte aux beaux objets, tout bonnement pour leur allure. Les bourgeois disent « leur classe. » Curieusement, j’ai eu, dans mon demi-siècle dépassé, une série de Waterman. Il y a des hommes-Waterman, paraît-il, et des hommes-Parker (c’est un peu comme cette vieille querelle des années 50, entre ceux qui lisaient Spirou et d’autres, qui préféraient Tintin, et cela, incroyablement, révélait, dit-on, des différences socio-culturelles, en tout cas de tempérament.) Je n’aime guère les Parker. Le seul outil d’écriture de cette marque à la flèche que je possède est en réalité le stylo à bille de mon père, que j’ai repris lorsqu’il est allé voir ailleurs si l’air était doux, un jour de 1993. Moi, je reste un homme-Waterman. C’est amusant ; un temps, on s’est moqué de ceux qui disaient : « Moi, je suis Peugeot » (ou une autre marque, qu’importe ?) On trouvait cela ridicule, avec raison. Et voilà que je me plais à dire : « Je suis Waterman ». Ce n’est même pas vrai, je suis aussi Bic ou ce que vous voudrez. De toute manière, je parle ici d’un prince et le prince, c’est vous.

 

Prince d’opérette, peut-être. Vous existiez aussi tout en or, et même guilloché, s’il m’en souvient. Une dynastie, quoi. Votre costume était de coloris différents, on vous proposait en diverses teintes à une époque où la couleur n’était pas reine, et cela augmentait votre singularité. J’ai omis de préciser que, sans figurer au sommet, vous êtes, vous, un peu mieux que le modèle de base et qu’en 1967, vous avez coûté fort cher à la généreuse grand-cousine.

 

Vous savez, si je pouvais, tout simplement, écrire des textes aussi beaux que vous, s’il m’était donné de composer une prose qui ait autant d’élégance, de grâce et de finesse, je pense que je pourrais m’estimer heureux. Je ne suis pas certain d’y parvenir, même avec votre aide. J’ai d’ailleurs remarqué qu’il vous arrivait de faire la fine plume lorsque ma phrase vous paraissait indigne. Vous n’alliez pas alors jusqu’à avoir des ratés, non, ni jusqu’à couler – c’est là, pour une personne de votre rang, chose inimaginable – mais vous n’étiez manifestement pas heureux. Vous preniez un air dégoûté, votre silence montrait votre gêne, vous aviez l’air de Victor Hugo découvrant Amélie Nothomb.

Commentaires

Magnifique chronique, qui se termine sur une grimace à votre ennemie personelle ma foi !
Dommage. Toujours ce besoin de vous critiquer, pas digne de votre Waterman my foot !
Je serais votre éditeur, je vous aurais coupé ça ! Et ça se terminerait avec cette phrase pleine d'élégance: "Vous savez, si je pouvais, tout simplement, écrire des textes aussi beaux que vous, s’il m’était donné de composer une prose qui ait autant d’élégance, de grâce et de finesse, je pense que je pourrais m’estimer heureux."

Curieux ces obligations de choisir qu'on nous fait.
J'étais Tintin ET Spirou, Beatles ET Rolling Stones.
Jamais pû choisir. (J'allais ajouter Layani ET Nothomb mais ce serait certes imprudent, le taulier pourrait m'envoyer au cachot...)

Écrit par : Benoit | lundi, 15 mai 2006

Beatles et Stones ? Yes ! Comme disent les jeunes. Mes années mélodiques et gourmandes où êtes-vous ?

Écrit par : Martine Layani | mardi, 16 mai 2006

Mmmm... Un homme d'eau, à ce que je vois...

Écrit par : MuMM | mardi, 16 mai 2006

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