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lundi, 19 juin 2006

À un contrat

Vous êtes une petite liasse de feuillets mal agrafés et vous dites cependant le droit. Enfin, vous le dites jusqu’au moment de la signature car ensuite, on s’empresse de vous oublier, de ne pas vous respecter.

 

Cet oubli, cependant, est à sens unique. Si l’auteur s’abusait jusqu’à vous violer, l’éditeur, lui, s’empresserait de dire et d’écrire : « Mon cher, je vous rappelle les termes de notre contrat… », ou pire encore : « Le contrat qui nous lie… » Qui nous lie ! C’est-à-dire qui nous lie quelquefois, bien sûr. Au moment d’exécuter ses propres obligations contractuelles, l’éditeur, lui, ne pense jamais à vous, il ne parle jamais plus du contrat qui, certainement, ne lie plus que très peu, à ce moment-là. Surtout quand ce moment est celui de payer. Là, sauf votre respect, vous n’existez plus, mon cher. On aimerait pouvoir vous brandir au bout d’un bras levé dans l’indignation (certaines choses se dressent dans le plaisir, d’autres dans la colère) et hurler à son tour : « Le contrat qui nous lie… » Las, l’éditeur alors est sourd, il a oublié votre existence.

 

Il vous arrive d’être léonin, ce qui est un adjectif plein d’allure, mais signifie en réalité que vous prenez l’un des deux signataires pour un imbécile. C’est en général toujours le même, cette pauvre dupe qu’est l’auteur. Heureusement, vous pouvez être alors annulé par les tribunaux. Reste à payer le bavard (ce nom qu’en argot, on donne à l’avocat), à ester, à espérer enfin que le curieux (le juge, toujours en argot) donnera raison à l’exploité qui, dans un instant de lucidité fatiguée, rendue fragile ou, plus probablement, de découragement extrême, accepta de vous revêtir de son humble paraphe, sachant pertinemment que, face à lui, la flamboyante signature du négrier resplendirait d’un air vainqueur.

 

J’aimerais bien vous aider à vous faire respecter, vous savez. Il y a peu, j’ai prié un avocat de bien vouloir défendre certains de mes intérêts, toujours en matière éditoriale, vous n’en doutez pas. Il a pris quelque temps pour examiner votre histoire et puis m’a répondu avec un dédain poli – mais si, le dédain poli, ça existe bien, ça se porte beaucoup chez les gens du monde – que vous ne l’intéressiez pas. Vous étiez pour lui trop petit, trop minable. En gros, les sommes à recouvrer ne lui paraissaient pas suffisamment importantes pour qu’il pût à son tour manger un peu grâce à vous. Encore était-ce un tout-petit avocat, un de ceux qui n’ont pas grandi et sans doute ne grandiront jamais. Je ne m’étais pas adressé à des « ténors du barreau » comme dit si maladroitement le lieu commun. Si je m’étais adressé à, je ne sais pas, Maurice Garçon, par exemple… Ah oui, il est mort, c’est vrai… Mais vous êtes mort aussi, mon contrat, comme vos petits frères… À qui, alors ? À Paul Lombard ? Lui au moins m’avait reçu, pas longtemps, entre deux clients, lorsque j’étais allé lui parler d’Albertine et Julien Sarrazin à son cabinet du boulevard Saint-Germain. Le lendemain, j’étais passé chez lui, près du Sénat, emprunter des ouvrages dont je désirais photocopier quelques pages. Il l’avait proposé lui-même. Certes, je n’étais pas allé plus loin que l’entrée dans laquelle j’aurais pu faire un studio pour mes filles, j’avais été reçu par une dame espagnole sur le pas de la porte, elle s’était montrée contente que je l’appelle Madame, ce qui était pourtant la moindre des choses – bref, Lombard m’avait reçu, m’avait parlé. Le petit bavard n’a pas voulu s’occuper de mes dossiers. Comment voulez-vous que je vous aide dans ces conditions, vous voyez bien qu’il y a la justice des pauvres et celle des riches, et que le plus minable n’est pas celui qu’on croit.

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