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mardi, 19 février 2013

Les importuns

Au mois d’août 2012, à Villefranche-du-Périgord (Dordogne), nous entrons, mon épouse et moi, dans une petite boutique de livres d’occasion et de restauration d’ouvrages. Il y a relativement peu de volumes à vendre. Un large regard circulaire puis deux ou trois inspections de haut en bas et j’ai à peu près compris ce que propose le bouquiniste. La phrase rituelle tombe dans mon dos : « Vous cherchez quelque chose de particulier ? ». Martine ne peut se retenir, elle éclate de rire. Cette phrase, elle sait que je ne la supporte pas, je la répète chaque fois que je veux me moquer, et la voici qui nous est servie avec sérieux. Je ne m’agace pas et réponds : « Je regarde, merci ».
Ce n’est pas fini – le libraire, à qui je tourne toujours le dos puisque ce sont les livres que je suis venu voir, non lui, poursuit : « C’est pour vous expliquer le classement ». Il est bien aimable, en vérité ; le classement, toutefois, je suis en train de l’assimiler à grande vitesse. Je suis en train de le lire. Eh oui, un classement se lit, c’est pourtant vrai.
Le bougre, devant mon refus poli réitéré, se tait un instant, puis, n’y tenant plus : « Vous voulez un peu de lumière ? ». Non, je n’en veux pas… Il insiste : « Avec cette chaleur, on n’allume pas ». Soit, soit… Je continue mon exploration des deux modestes parois couvertes de rayonnages. Soudain, la femme du bouquiniste, qui jusque-là se tenait assise devant sa porte, lisant… Télé 7 jours, entre et déclare : « Mon mari vous a expliqué le classement ? »
Toutes ces interruptions se font dans mon dos, elles tombent sur mes reins comme un épuisement. Je sens un chatouillement très désagréable au bas de l’épine dorsale et réponds, toujours amène, pourtant : « Je le découvre, merci ». Ce n’est décidément pas suffisant pour avoir la paix : « Ah, vous le découvrez ? », insiste-t-elle.
Voici une troisième paroi, proposant quelques collections dépareillées : « Vous ne voulez vraiment pas de la lumière ? », demande l’homme, décidément bien bon. Mon déni ne l’empêche pas de poursuivre sur le thème de la chaleur et de l’ombre maintenue. Il conclut : « C’est la moindre des choses que vous puissiez voir ce qu’il y a sur les étagères, quand même ». Certes, mais je ne réponds plus.
On l’aura compris, il n’y a rien à lire dans cette échoppe. On y trouve moins de livres que chez moi et les seuls ouvrages qui seraient ici susceptibles de m’intéresser, je les ai déjà lus depuis quelques décennies. Pour la forme, nous acquérons pour trois euros une anthologie de nouvelles parue autrefois chez France-Loisirs, dans un volume cartonné tout roussi. La merveilleuse trouvaille ! Sans doute avais-je mal compris le classement…

15:09 Publié dans Humeur | Lien permanent | Commentaires (0)

Café au lait

Au bout du compte, où aurais-je pu travailler pour gagner ma vie, sinon à l’Éducation nationale et à la Culture ? Je me le demande. À moins que, a contrario, ces postes, ces domaines m’aient façonné ? Saura-t-on jamais faire la part des choses ? L’écriture, toujours, aura été présente, évidemment : corollaire, il y eut la librairie, le revuisme, la publication. Toutefois, je sais aujourd’hui que je n’aurais pas pu travailler dans l’édition parce que cela ne m’intéresse pas du tout. C’est à force de mieux connaître le milieu qui, certes, ne m’agrée point, mais aussi le fonctionnement et les méthodes de travail, le jargon, l’état d’esprit, bref, ce qu’on nomme aujourd’hui, entièrement à tort, la culture, que j’ai acquis cette certitude, car, autrefois, j’aurais été attiré par ce domaine si, d’aventure, s’était présentée une quelconque occasion. J’aurais été évidemment très déçu, comme je le fus en librairie. Bien entendu, j’aurais préféré ne faire qu’écrire, exclusivement. Cela n’aura pas été possible et, finalement, tout est bien. Je suis en effet dégagé de toute contrainte commerciale, indissociable de la librairie et de l’édition. Je ne suis pas un homme qui vend, ce n’est pas mon métier, ce n’est pas mon domaine, ce n’est pas la corde de mon arc. Je me rappelle cette remarque que me fit, sans malice d’ailleurs, le directeur littéraire d’une maison d’édition parisienne : « Personne ne vit du livre, à part les éditeurs ».
La rédaction est demeurée ce qui me retient le plus. Professionnellement, j’écris des lettres, des notes et rédige des comptes rendus. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est encore ce qui m’ennuie le moins parce que, dès l’instant où il s’agit d’assembler des mots pour en faire des phrases, d’ordonner le tout selon les meilleurs désirs de la grammaire et de la syntaxe, c’est parfait. Rédiger me plaît, même s’il ne s’agit que de travaux administratifs. Je suis un manieur de mots, un plasticien de l’expression. Alors que j’étais assis, au travail de ma mère, devant l’énorme machine à écrire des services postaux d’Alger (c’était le grand immeuble alors moderne dénommé Mauretania, que j’entendais Morétagna sans en comprendre la précise signification), l’aspect définitif que prenaient les mots, dans leur livrée de dactylographie, me fascinait déjà. L’imprimerie, très vite, m’ouvrit des horizons, me permettant de lire café au lait où j’avais toujours compris cafolait. J’avais trois ans, elle fut libératrice, émancipatrice, porteuse d’audace. Ce café au lait fut réellement une très grande découverte, si bien qu’il a effacé les autres primes découvertes d’ordre typographique. « Ah, c’est ça » : ce fut quelque chose de ce genre qui se dit dans ma tête, la première fois que je vis ces mots imprimés. Le café au lait me fit grandir d’un coup, rattachant définitivement à l’enfance première son avatar cafolait qui, sans doute, devait beaucoup à la prononciation familière. Dans le même ordre d’idées, je découvris vite ce que pouvait bien signifier réellement le mot trédugnon qui me faisait penser à grognon, trognon, oignon : je vis un petit trait qui, amicalement, unissait deux mots. Et le rideau s’ouvrit : un trait d’union, mais oui, mais bien sûr… Cet envol de l’esprit – les mots prenaient sens et le langage, ce sourire, devenait un serment d’amour – m’attacha définitivement à la chose imprimée.

14:23 Publié dans Humeur | Lien permanent | Commentaires (2)

vendredi, 15 février 2013

De mon journal de 1998

Avril. En retournant au bureau, j’ai emprunté l’ascenseur avec un couple. La femme était fine, avait l’air intelligent ; surtout, elle avait des yeux sombres et brillants à la fois, absolument adorables. Je l’ai longuement regardée dans les yeux, elle aussi ; nous n’avons pas détourné notre regard (moi si, à la fin, parce que ça devenait indécent, pour son compagnon surtout). Nous avons fait l’amour avec les yeux. Je ne la reverrai sans doute jamais. C’est cela, la vie. C’est très injuste et cependant délicieusement fugace.

15:11 Publié dans Humeur | Lien permanent | Commentaires (0)

jeudi, 14 février 2013

De mon journal de 2009

21 septembre. Dans le hall du cinéma, une jeune femme, très jeune, vêtue de blanc, distribuait des échantillons d’un nouveau parfum. J’ai évidemment oublié le nom d’icelui, étant, comme on le sait, parfaitement étranger à toute manipulation publicitaire, quelle qu’elle soit. Il reste que, comme elle expliquait à Martine que ce parfum se déclinait en trois fragrances et qu’elle en portait elle-même, j’ai dit spontanément : « Vous permettez ? » et me suis penché vers elle. Avec le sourire, elle a dit « oui » et m’a tendu son cou, sans autre forme de procès. Je l’ai donc sentie publiquement et, remarquant que cette odeur était manifestement verte, lui ai dit que cela allait avec ses yeux vert-olive. Elle fut ravie et j’avoue que je ne reviens pas moi-même de cette aisance avec laquelle elle m’a autorisé à sentir son intimité. Cela s’est produit comme nous achetions les billets, à l’avance. Nous sommes ensuite allés au café d’en face et, revenant à l’heure de la séance, j’eus droit à de nouveaux sourires agrémentés d’un : « Je peux vous en donner d’autres, si vous voulez ». Elle parlait d’échantillons, naturellement. À l’issue du film, comme nous sortions, elle m’en mit encore un dans les mains. Quelle curieuse fille ! Ou bien alors mon charme est-il incommensurable… et à même de durer plusieurs heures.

11:08 Publié dans Humeur | Lien permanent | Commentaires (3)

mercredi, 06 février 2013

Un article actuellement particulier

Parmi les tics qui rendent hirsute le langage de nos contemporains et me donnent des boutons dans les oreilles, « dispositif » remplaçant « dispositions », « expertise » ayant pris la place d’« expérience », et autres cochonneries, scories d’un vocabulaire déjà pauvre, « particulier » tient, depuis bien trop de temps maintenant, une place importante.
Désormais, tout est particulier, singulièrement lorsque l’on n’a rien à dire. Une personne demeurant muette devant une œuvre, un document, une situation, dira, après un temps de réflexion : « C’est très particulier », ce qui, à proprement parler, ne signifie absolument rien.
Cet adjectif représente de nos jours le nec plus ultra du néant. Dire de quoi que ce soit que c’est particulier n’a pas de sens. Le langage du vide devient de plus en plus insupportable. Sur le site de la Cinémathèque française, une rétrospective de Guédiguian est ainsi présentée : « Avec ses dix-sept films réalisés à ce jour, Robert Guédiguian, révélé par le succès de Marius et Jeannette en 1997, est l’auteur d’une œuvre à la fois personnelle mais aussi particulière dans le cinéma français ». Avec ça, on est renseigné. Quelques lignes plus loin, l’excellent chroniqueur rempile : « Bref, c’est un endroit particulier où se vivent des choses universelles ». Impossible de s’exprimer d’une manière plus générale, donc plus vide, plus répétitive, donc plus idiote.
L’adverbe « actuellement » se tient bien, lui aussi. « Untel vit actuellement à tel endroit ». Certes. Pourquoi donc nous renseignerait-on sur l’adresse qui était celle d’Untel il y a dix ans ? « Où habitez-vous, actuellement ? », me demanda un jour un policier. C’était il y a de nombreuses années, et l’adverbe automatique sévissait déjà. « Il est en réunion actuellement ». Diantre, dire : « Il est en réunion » n’aurait sans doute pas suffi. Le mot maudit ne décote pas.
Les tics de langage m’ont toujours insupporté, mais ceux-là me mettent littéralement hors de moi. Je ne comprends pas qu’on puisse se laisser aller au parler commun sans recul, sans réflexion, sans distance, qu’on puisse aller répétant ce que tout le monde dit, sans ironie, sans désir d’autres chemins. Le panurgisme est haïssable.

11:28 Publié dans Humeur | Lien permanent | Commentaires (4)