vendredi, 19 janvier 2007
Melancholia
Une de mes fréquentes attitudes est de laisser aller mon regard sur mes rayonnages, dans telle ou telle pièce, dans l’entrée, dans le couloir. Martine m’avait dit un jour : « Tu regardes tes livres comme on regarde la mer, l’horizon ». Depuis quelque temps, c’est plutôt avec mélancolie que je les regarde. Je ne veux pas penser à ce qu’ils deviendront – c’est l’angoisse habituelle et l’on ne peut répondre à cette question. Je pense plutôt, et cela fait quelque temps déjà, au fait que, depuis 1993, date à laquelle j’ai aménagé dans mon logement actuel, certains volumes, selon toute vraisemblance, n’ont pas bougé de la place qu’ils avaient alors trouvée. Je ne les ai plus ouverts, je ne les ai même pas déplacés. J’aurais pu, à la rigueur, les décaler pour insérer de nouveaux venus – mais à partir du moment où tout est bloqué sur des mètres et des mètres linéaires, il n’y a rien d’autre à faire que de poser les livres qui malgré tout s’ajoutent en dépit de tout bon sens, en travers, à leur place approximative. Certains ouvrages, donc, n’ont plus été consultés et je me demande avec inquiétude s’ils le seront de nouveau ou bien si notre commerce est définitivement interrompu, notre amitié saccagée sans même qu’eux et moi le sachions.
Alors, puisqu’il faut respirer tout de même, je me dis qu’un déménagement inéluctable aura lieu dans quelques années et qu’ils pourront ainsi remuer leurs membres ankylosés, ces livres immobiles, paralysés, sclérosés. Je ne veux pas penser que ce sera pour aller se figer ailleurs, sur les mêmes rayonnages qu’un camion aura transportés, emportant sans le savoir ma mélancolie avec lui. Je la retrouverai à l’arrivée.
12:15 Publié dans Humeur | Lien permanent | Commentaires (4)
Commentaires
« Tu regardes tes livres comme on regarde la mer, l’horizon ».
Jolie phrase.
Mais faut-il que l'âge venant à pas de loup, l'horizon se soit soudain bouché au point de ne plus offrir de perspectives ?
Des fois je me dis que nous vivons dans un monde parallèle, celui des livres, des récits et des idées. Monde illusoire, fait de récits, d’aventures imaginées, de belles phrases et de poèmes oubliés. Mais c’est notre univers et l’air qu’on y respire semble meilleur qu’ailleurs, comme s’il était plus vivifiant, plus sauvage, plus excitant. Chargé d’odeurs inconnues, il nous nous grise comme ces vents d’altitude qui, dans le Sud, nous apportent des senteurs étranges.
Et pourtant ce ne sont que des livres, des milliers de pages qui se fanent, des mots que l’on a lus et que l’on oublie. Insensiblement les tranches des volumes jaunissent et c’est à ce détail que l’on voit que la vie passe, elle aussi, inexorablement.
D’où la question de savoir pourquoi on s’accroche à ces objets, avec d’autant plus de détermination qu’on n’aura matériellement plus le temps de les relire tous. Mais ils sont là, ils font partie de nous-mêmes, ils sont ce que nous avons été et c’est aussi grâce à eux que nous sommes devenus ce que nous sommes.
Parfois, sous le prétexte d’un dépoussiérage, je retire les volumes d’un premier rayon. Mille souvenirs reviennent alors et m’assaillent. Inutile de dire que je dépasse rarement ce premier rayonnage. Je relis un quatrième de couverture, puis un passage et finalement des pages entières. Je tente ainsi de me replonger en quelque minutes dans la féerie d’autrefois. Quand j’y parviens, je repose le livre avec le regret de n’avoir pas le temps de continuer. Quand je n’y parviens pas, je suis troublé par cette chaîne mystérieuse qui s’est inexplicablement rompue. Parfois, il peut même m’arriver de ne plus me souvenir du contenu d’un livre précis. Il me faut le feuilleter plus longuement, le retourner dans tous les sens, le relire en diagonale pour me l’approprier de nouveau.
Puis je range soigneusement les volumes, en laissant pour un lendemain improbable le reste du dépoussiérage.
Je pense aux autres livres, à tous les autres volumes qu’il serait intéressant de lire et que je ne lirai sans doute jamais, faute de temps. Le problème c’est que ces livres nous plongent dans l’éternité alors que notre vie est si courte. Dieu nous a fait une méchante blague en nous faisant mortel.
Écrit par : Feuilly | vendredi, 19 janvier 2007
Et Gutenberg, alors !
En 1970, j'ai décidé de dater mes livres. Sur la page de garde : lieu, mois, année -- et j'ai daté rétroactivement ceux que je possédais déjà dans la mesure où j'ai pu retrouver le renseignement.
J'ai poursuivi durant vingt ans cette pratique suicidaire. En 1990, j'ai arrêté de dater les volumes, je n'en pouvais plus et puis, chaque fois que j'en ouvrais un, la date me sautait non aux yeux mais à la gorge, me faisant mesurer en une seule fois cette distance spatio-temporelle dont je n'avais pas pris conscience.
Alors, j'ai cessé de dater pour ne plus souffrir. Mais ceux qui, vingt années durant, avaient été ainsi estampillés le sont restés et quand, par malheur, j'en prends un en mains, le monstre saute encore et vient me mordre la souvenance. Pas plus tard qu'hier soir, prenant pour une recherche un volume de Laforgue, je lis : Marseille, décembre 1970. Plus de trente-six ans ont coulé.
Ne datez jamais vos livres.
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 19 janvier 2007
J'avoue avoir ressenti à la lecture de cette note quelque chose comme une satisfaction malicieuse. Non seulement je ne suis pas la seule (bien sûr, il y a longtemps que c'est prouvé !) à ne pas arriver à "gérer" l'invasion par les livres, mais même le taulier du 14 rue Franklin, par ailleurs un modèle de rigueur, constate qu'il n'y arrive pas non plus.
Quant à l'habitude de référencer les acquisitions, je l'ai pratiquée à une époque, puis j'ai abandonné à peu près pour les mêmes raisons. Mais ce qui me touche aujourd'hui, à ouvrir un livre acquis à cette époque, c'est plutôt les lieux qui y sont mentionnés, souvent "Vanves" ou "Brancion"... (j'achète beaucoup plus d'occasion que de neuf).
Écrit par : fuligineuse | vendredi, 02 février 2007
PS : à propos de la phrase précitée de Martine, qui donc disait qu'une rangée de livres était le plus beau des paysages ???
Écrit par : fuligineuse | vendredi, 02 février 2007
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