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samedi, 07 octobre 2006

À ceux qui l’ont fait

D’Emmanuel Bove (1898-1945), ma bibliothèque ne recèle qu’une plaquette de présentation publiée par Flammarion en 1983 et que Brentano’s, le libraire de l’avenue de l’Opéra que je fréquentais lorsque j’exerçais mes maigres talents au ministère de l’Inculture, m’avait offert en 1984, après une discussion. Une plaquette promotionnelle de quelques pages, agrémentée de deux photographies. C’est un peu court, mais ce n’est pas rien.

Jean-Pierre Darroussin a pris le risque d’adapter un roman de Bove, Le Pressentiment, paru chez Gallimard en 1935. Je parle de risque, parce qu’il a choisi de transposer l’action dans le Paris d’aujourd’hui. C’est finalement le principal écueil de ce film intéressant, quoique un peu statique, surtout dans sa seconde partie. Le personnage principal, auquel Darroussin, paraît-il, s’identifie beaucoup (l’adaptation de ce roman, lu il y a des années, lui trottait dans la tête depuis longtemps) est un dandy des années 30, un dandy de l’entre-deux guerres, d’une époque où l’on ne savait pas qu’il y en aurait une autre, et quelle ! Un dandy du temps des pantalons blancs, des jaquettes sombres et des chaussures vernies. C’est un bourgeois cultivé qui rêve sa vie et rompt avec son milieu de juristes pour renoncer à son mode de vie qu’il ne trouve pas réel, pour tenter de montrer au monde qui l’entoure la générosité et l’altruisme dont il manque, avant de mourir.

Tout cela est éminemment sympathique, mais le danger réside dans la transposition. Cette attitude du personnage n’est plus concevable aujourd’hui. Au mieux, si un nanti, de nos jours, renonçait à son confort matériel et à son statut social pour s’en aller vivre dans un quartier très populaire de la capitale, tenter d’y écrire un roman et d’aider quelques personnes à la dérive à sortir de leur misère, il militerait dans des associations humanitaires, aurait un engagement social ou un autre, mais ne traînerait pas dans les rues une mélancolie tranquille, étonnée, avec des yeux de chien et un nez en trompette, regardant le monde tout en ayant le pressentiment de sa mort, plus ou moins constamment.

Darroussin, donc, prend le parti de négliger la vérité socio-culturelle pour atteindre la vérité humaine, une sincérité qui est certainement la sienne. Si le spectateur admet ce pré-supposé, il accepte le film. Autrement, il dira qu’il n’y croit pas. Le mieux est de l’accepter, puisque le réalisateur nous y invite et qu’il le fait avec talent. Les prises de vues sont quelquefois audacieuses (un abondant usage de la grue, d’une grue très mobile aux effets tournants gracieux). Les cadrages relèvent apparemment d’un amour du rectangle vertical : on ne compte plus les plans où les personnages s’inscrivent dans le rectangle d’une porte, d’une fenêtre, d’un miroir, d’un couloir… Est-ce une allusion au livre et à son format le plus habituel ? Je crois même que le thé que boit le personnage, lors d’une scène de bistrot, est servi dans une théière à pans rectangulaires verticaux.

medium_Untitled-1.4.jpgDarroussin se permet un film d’auteur dont il est le comédien principal, pratiquement présent dans tous les plans, sans vedettes célèbres, sans dialogues percutants (quelques échanges verbaux volontairement neutres sinon plats constituent la totalité du texte), sans scènes de nu, sans violence, sans voitures prestigieuses, sans rien de systématique dans sa mise en scène. Pour cela seulement, le fauteuil vaut d’être payé (ah, l’horrible salle de l’UGC-Danton, minuscule, inclinée à l’envers, une salle de télévision au prix du cinéma) et, pour le pari de la transposition dans le temps, le film vaut d’être loué.

Pour la persistance du projet dans la tête du réalisateur aussi, cette constance étant forcément un gage de sincérité. On ne promène pas une idée durant des décennies sans la faire sienne et sans, réciproquement, lui appartenir un peu.

Le générique de fin, comme de coutume, s’est déroulé tandis que les spectateurs s’en allaient. Je lis toujours le générique jusqu’à sa dernière ligne. Bien m’en a pris, cette fois encore. L’ultime inscription eût mérité d’être mise, au contraire, en épigraphe : « Ce film est dédié à ceux qui l’ont fait », c’est du pur Darroussin.

Commentaires

J'avais déjà plus ou moins envie d'aller voir ce film, davantage après t'avoir lu. Quant à la formule "le fauteuil vaut d'être payé (...) le film vaut d'être loué", c'es très fort !

Écrit par : fuligineuse | samedi, 07 octobre 2006

Euh, oui, mais... [mine piteuse] je ne l'ai pas fait exprès.

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 08 octobre 2006

E. Bove compte parmi mes écrivains préférés. De sorte que je redoute d' aller voir une adaptation de son roman au cinéma. Le parti pris de transposer l'action dans le Paris d'aujourd'hui me gêne également, moins pour des questions de vraisemblance socio-culturelle que de climat.

"quelques échanges verbaux volontairement neutres sinon plats constituent la totalité du texte": le critique de Libé, Didier Péron, notait cependant, au sujet des dialogues que "«Qu'est-ce que je fous là ?» ou «Fait chier», qu'on croise chez Darroussin, sont inconcevables chez Bove, littéralement inappropriés."

Les tournoiements de caméra, même "gracieux", sont devenus un procédé insupportable au cinéma. Alors peut-être cela convient-il pour rendre perceptible une certaine vacuité "bovienne"? L'importance du rectangle, que vous avez relevée, me paraît plus intéressante.

Écrit par : gluglups | dimanche, 08 octobre 2006

Vous savez, honnêtement, je ne connais pas Bove, comme je l'ai dit en commençant. C'est pour ça, peut-être, que je n'ai pas été heurté par ce qui pourrait vous heurter.

Les dialogues sont volontairement plats, je l'ai dit. La familiarité ou la vulgarité, effectivement inconcevables chez l'auteur, passent plutôt bien ici, dans le cadre de la transposition, justement.

La caméra ne tournoie pas, elle a quelques mouvements que je pense avoir été étudiés (je dis bien : je pense) et puis, ce n'est pas constant. Justement, je crois bien que c'est un film sans procédés. La vacuité, elle, est bien rendue : ce type qui ne fait rien de son temps, va s'asseoir dans un parc et reste sans bouger, tout cela est rendu comme il faut, mais c'est là, précisément, que la transposition est difficile car, en 2006, le personnage agirait différemment.

Je pense que Darroussin a voulu éviter les difficultés et les écueils classiques d'une reconstitution intégrale des années 30 (et le coût correspondant, certainement.) Au bout du compte, le résultat n'est pas mauvais.

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 08 octobre 2006

Adapter Bove (que j'ai lu il y a vingt ans quand on a commencé à le rééditer) quel que soit le roman, cela me paraît très casse-figure. L'intrigue est toujours très ténue quoique réelle, mais c'est le genre d'auteur que l'on ne peut au plus qu'illustrer sans l'approcher vraiment, un peu comme James. Il y avait eu une adaptation du Piège (livre plus cinégénique), je n'en garde pas un grand souvenir.

Écrit par : Dominique | dimanche, 08 octobre 2006

Décidément, tout le monde connaît Bove ici, à part moi. Quelle inculture que la mienne !

Réédité il y a vingt ans : oui, cela correspond grosso modo à la date de cette plaquette promotionnelle.

Je crois que Darroussin l'a justement "illustré sans l'approcher vraiment." De cette "intrigue ténue", il a fait une atmosphère qu'il tente d'habiter et il n'y parvient pas trop mal, à mon avis. Il échappe par là au "roman filmé" auquel se réduisent tant de films qui ne dépassent pas l'anecdote qu'ils nous racontent.

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 08 octobre 2006

Non, je ne connais pas du tout Bove. Une dizaine de pages il y a quinze ne compte pas... ;)

Écrit par : Guillaume | dimanche, 08 octobre 2006

Bove: ni moi non plus, bien que j'avais tenté l'abordage, un texte paru en poche chez Presses-Pocket: aucun souvenir sinon que je ne comprenais pas l'enthousiasme du collègue qui me l'avait recommendé. Je ne sais pas si la vacuité était également au coeur de ce texte (je crois que ça s'intitulait Mes amis) mais ça expliquerait mon manque d'intérêt.

La critique en avait dit pis que pendre, mais l'adaptation par Jane Campion du "Portrait Of A Lady" d'Henry James m'avait énormément plu, avec Nicole Kidman, Gillian Anderson et John Malkovitch.

Écrit par : Benoit | lundi, 09 octobre 2006

Il y a donc ici un partage entre ceux qui connaissent Bove et ceux qui ne le connaissent pas, ou extrêmement peu. Ou comment, d'un propos sur le cinéma, on aboutit à un échange littéraire. Ah, cette rue Franklin, ses promeneurs et ses tauliers !

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 09 octobre 2006

D'Emmanuel Bove je ne connais que le nom.

http://www.emmanuel-bove.net/

Écrit par : Feuilly | lundi, 09 octobre 2006

Merci Feuilly, ce site a l'air complet. On y trouve entre autres de nombreuses photographies de tournage du Pressentiment.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 09 octobre 2006

Si cela peut te consoler, moi non plus je n'ai pas lu Bove...
dont le nom m'inspire un distique en mauvais anglais (mais Guillaume pourra me corriger) :

Did not read Bove
Neither under nor above

Quant à ton "je ne l'ai pas fait exprès", je n'ai qu'une chose à te dire : n'avoue jamais ! Je t'avais crédité de cette trouvaille magnifique... que ne me laissais-tu dans ma bienheureuse ignorance !

Écrit par : fuligineuse | mardi, 10 octobre 2006

Ah, tu sais, je suis d'une honnêteté scrupuleuse. Je ne sais plus qui me disait un jour : "Tu es d'une franchise effrayante."

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 11 octobre 2006

Peut-être était-ce quelqu'un (ou quelqu'une) à qui tu venais de dire son fait ? Pourtant, tu persistes à dire que "toute vérité n'est pas bonne à dire"... Quel embarras ! Et où jeter ces scrupules, dans quelle décharge ?

Écrit par : Martine Layani | mercredi, 11 octobre 2006

Non non, c'est très simple. Il faut savoir ne pas tout dire. Fermer sa gueule, se taire.

Mais quand je dis les choses, je ne mens jamais et c'est toujours très simplement, sans arrière-pensée, sans but dissimulé.

Ici, Fuligineuse m'attribuait une trouvaille. Je ne l'avais pas fait exprès et n'avais donc aucune raison de ne pas l'avouer.

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 11 octobre 2006

Pour ceux que ce film intéresse, le débat se poursuit chez Fuligineuse :

http://sablier.hautetfort.com/archive/2006/10/12/le-pre-du-sentiment.html

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 12 octobre 2006

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