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vendredi, 22 septembre 2006

Un amour en temps de guerre

medium_medium_Madeleine_Pages.jpgEn 1915, Apollinaire est au front. Il écrit à Madeleine Pagès, qu’il n’a vue qu’une fois au cours d’un voyage en train, le 2 janvier, des lettres passionnées qui trouvent un écho puisque – si l’on ne dispose pas des réponses de la jeune femme, éparpillées je crois dans des collections privées – on peut néanmoins en juger par des allusions figurant dans les missives du poète.

Rapidement, donc, tous deux s’éprennent d’un amour sincère et profond. Apollinaire demande, toujours par lettre, la main de Madeleine à sa mère. Madeleine Pagès, originaire de la Roche-sur-Yon (Vendée) où elle est née en 1892, est professeur de lettres à Oran. Elle a alors vingt-trois ans. Apollinaire la comble de lettres quotidiennes tendres, énamourées, accompagnées parfois de poèmes et de plus en plus empreintes d’un érotisme étonnant pour l’époque – ou pour l’idée que nous nous en faisons, puisqu’il semble bien que Madeleine réponde pratiquement sur le même ton. Ainsi, à cette jeune femme qui n’a jamais connu d’homme, le poète promet monts et merveilles dans la découverte de l’amour physique qu’il s’engage à lui faire connaître, y compris un certain type de rapports qu’on eût cru susceptibles d’effrayer une femme de 1915. Point du tout, Madeleine, s’il faut en croire certaines allusions à ses lettres que fait Apollinaire dans les siennes, poursuit joyeusement, et dans l’impatience, les objectifs fixés par son artilleur de futur mari.

Tout au long de cette correspondance, fort abondante puisque pratiquement quotidienne, tous deux attendent une permission sans cesse repoussée. Il la conjure de se montrer patiente et, dans le même temps, lui envoie des « poèmes secrets » où il l’initie notamment à la fréquentation des neuf portes du corps féminin.

Apollinaire obtiendra finalement sa permission lors du jour de l’an 1916 et ralliera Oran, depuis le front de l’Est où il se trouve. Il est si ignorant de toute forme de géographie qu’au début de leurs échanges, il ignorait même qu’Oran fût un port. Quant à la notion d’Afrique du Nord, d’Algérie ou de pays du Maghreb, elle lui est étrangère. Pour lui, au moins au début, sa chère et belle Madeleine est « africaine. » Nul ne sait, naturellement, ce que les futurs époux se dirent et firent lorsque le poète put rejoindre Oran pour passer quelques jours dans sa belle-famille.

En 1916, Apollinaire est blessé à la tête. Il est évacué, hospitalisé, trépané. « Une belle Minerve est enfant de ma tête / Une étoile de sang me couronne à jamais » écrira-t-il. Il interdit à Madeleine de venir le voir et l’assister. Peu à peu, les nouvelles qu’il donne se font plus brèves, les lettres plus rares, et, sans le dire, le poète se détache de sa jolie passion, rompt sans le dire leurs fiançailles et l’abandonne.

On a glosé, depuis, sur cette séparation en se demandant quelles raisons avait Apollinaire d’ainsi se comporter. On le sait pourtant, mais l’éditrice de la récente (2005) publication des Lettres à Madeleine chez Gallimard, Laurence Campa, fait semblant de l’ignorer encore, ou de mal comprendre. La blessure d’Apollinaire, l’opération qui s’ensuivit, l’ont énormément marqué. Dans le même temps, il souffre d’avoir perdu à la guerre des amis connus au front et qui sont morts sinon devant lui, du moins non loin. Il est dégoûté depuis longtemps de l’attitude de ceux qu’on nommait alors les « planqués » ou les « embusqués » qui, à l’arrière, mènent une vie tranquille quand on se bat atrocement à l’Est, quand lui-même, d’origine polonaise, s’est engagé volontairement. Le traumatisme de la blessure, du cerveau fouillé par l’obus puis par le bistouri, exacerbe tout cela et le poète se détache de tout, et de Madeleine avec. Le sentiment d’à-quoi-bon, qui est la pire chose qui puisse contaminer l’être humain, le taraude. Il s’en va en lui-même. Plus rien ne compte.

Surtout, on comprend à la lecture de cette correspondance et à l’étude de cette séparation qu’Apollinaire avait opposé à l’horreur de la guerre l’éclat de la beauté d’une jeune femme qu’il avait certainement sublimée. Il s’était construit, épistolairement, un refuge de paix et de calme, d’amour et d’érotisme, qu’il explorait tandis que résonnait le canon et que les hommes n’étaient plus que des promesses pour ces monuments aux morts dont on ne savait pas encore qu’ils seraient rendus obligatoires dans toutes les communes, quelques années plus tard. Apollinaire, en poète, en connaisseur des choses de l’art, réinvente sa vie au front et se dit presque heureux d’être à la guerre. Il admire les lueurs des tirs, couche sans rechigner dans un lit enterré dans un abri inondé par les pluies, se dit bien habillé et bien nourri, chante avec lyrisme une des plus grandes boucheries de l’humanité. L’amour fou trouve sa place dans ce schéma entièrement construit par une vue intellectuelle de la réalité. On ne saurait lui en vouloir : cela l’aide à vivre, c’est une attitude d’artiste cohérente et, au passage, la poésie française y gagne quelques chefs-d’œuvre.

Il épousera Jacqueline Kolb et mourra quelques mois à peine après leur mariage, le 9 novembre 1918, deux jours avant l’armistice. Sous son pigeonnier, 202, boulevard Saint-Germain, la foule défile en criant : « À bas Guillaume ! » Il s’agit du Kaiser, naturellement. L’épidémie de grippe espagnole qui frappe Paris à cette époque emporte avec elle l’auteur de La Chanson du mal-aimé, qui fut cependant un des hommes les plus couverts de femmes qui soient.

Madeleine Pagès restera célibataire. Elle n’oubliera pas son poète et, apparemment, ne lui tiendra pas rigueur de cet abandon, puisque ses multiples lettres furent conservées. En 1952, elle les publiera sous le titre Tendre comme le souvenir, avec une préface dans laquelle elle évoque leur rencontre dans le compartiment du train. Heureux temps où, empruntant le chemin de fer, on pouvait croiser Guillaume Apollinaire ! L’édition princeps, due à Pierre-Marcel Adéma, était expurgée par elle de passages que sa pudeur l’autorisait sans doute à accepter mais certainement pas à publier. Le nom de Pagès lui-même n’était pas mentionné. En 1966, une autre édition, celle de Pierre-Marcel Adéma et Michel Décaudin, corrigea partiellement les erreurs et manques de la première. En 2005 enfin, le texte intégral a été rendu disponible, agrémenté de fac-similés des lettres et dessins de l’auteur, et conservant la préface émue de 1952. « Intégral » certes, mais il ne s’agit que de l’intégralité de ce dont on dispose, car les dernières lettres de l’hiver 1916 sont perdues. On sait néanmoins qu’il n’est rien de tel qu’une publication pour faire ressortir du néant des documents qu’on croyait disparus. Attendons.

Commentaires

« Madeleine Pagès restera célibataire. Elle n’oubliera pas son poète..."

Le nom qu'elle donne au recueil rassemblant ses lettres le prouve a suffisance. Le contraste est cependant saisissant entre Apollinaire, qui multiplie les conquêtes, (Marie Laurencin, Loû, et beaucoup d'autres) et cette jeune fille qui se réfugie dans le souvenir. Qu’est-elle devenue ? Resta-t-elle à Oran, cultivant mélancoliquement le souvenir de son premier amour ?

L’attitude d’Apollinaire étonne. D’habitude, ce sont les femmes qui le quittent, le plongeant dans la mélancolie habituelle qu’on lui connaît. Ici, Madeleine n’a pas le temps d’être lassée de son poète, d’où sans doute cette fidélité à son égard et cette image idéalisée de lui qu’elle fabrique, image idéalisée qui renvoie finalement à la manière dont le pauvre Guillaume lui-même la voyait.

Pourquoi la quitte-t-il, en effet, si ce n’est par dégoût de la vie ? N’est-ce pas cette lassitude qui l’aurait conduit, inconsciemment, à ne pas lutter contre l’épidémie de grippe espagnole et à se laisser emporter par la maladie ?

Il faut dire que celle-ci fut particulièrement meurtrière:

http://fr.wikipedia.org/wiki/Grippe_de_1918

Écrit par : Feuilly | lundi, 25 septembre 2006

Apollinaire a été extrêmement marqué par sa blessure et sa trépanation. Après, plus rien n'est pareil. Il aurait certainement pu résister à la grippe espagnole -- mieux, en tout cas -- s'il n'avait été très affaibli, physiquement et moralement, par tout ça. S'il avait vécu, qu'aurait-il fait, écrit, après 1918 ?

Je pense que Madeleine Pagès a effectivement vécu dans le souvenir de cette idylle avortée. Elle a reçu des centaines de lettres qui n'étaient pas de n'importe qui. Cela peut marquer une jeune femme de vingt-trois ans. Je sais seulement qu'elle est restée célibataire.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 25 septembre 2006

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