mardi, 12 septembre 2006
Désespérant ou pas ?
« Que notre tâche est aussi grande que notre vie, c’est ce qui lui donne une apparence d’infini. »
Kafka, Journal.
Dans un sens, c’est réconfortant, au contraire. On rapprochera cette phrase de celle de Chateaubriand : « L’ambition dont on n’a pas les talents est un crime. » Je ramasse les copies dans une heure.
17:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (15)
Commentaires
Je me sens résolument du côté de Kafka, qui me propose une totale liberté. Chateaubriand est un triste rabat-joie.
Écrit par : lamkyre | mardi, 12 septembre 2006
Certes, mais pourquoi ne pas développer davantage ?
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 12 septembre 2006
« Certes, mais pourquoi ne pas développer davantage ? »
Parce que le sévère Chateaubriand qui règne en moi va me taper sur les doigts, pardi !
Enfin bon... Je ne sais pas trop quel sens Kafka donne à "tâche". Personnellement, j'y vois la vie tout simplement, la vie au sens d'élan vital, de curiosité, de désir, de traversée d'épreuves, de négociation des virages et des difficultés, bref d'accomplissement. Que la tâche de vivre emplisse toute la vie (au sens de durée) est pour moi promesse d'ouverture sans fin sur le possible. Que cette tâche soit infinie (ou simplement ressentie comme telle), voilà la liberté, puisqu'on est dégagé de l'obligation d'achèvement et assuré qu'il y aura toujours un "plus loin" dans la direction où l'on va, ou un "ailleurs" si les circonstances ou notre envie le décident. C'est la certitude qu'il y a un chemin.
Cette phrase me dit que le monde m'appartient.
Écrit par : lamkyre | mardi, 12 septembre 2006
Oui, rabat-joie: comment savoir AVANT que les talents nécessaires ne sont pas au rendez-vous de l'ambition ?
En tant que procrastinateur pathologique paralysé par le doute, cette phrase de Chateaubriand (surtout en ce moment) est tout ce dont je n'ai pas besoin:
merci à Franz !
Et puis le talent... La phrase de Chateaubriand semble interdire l'échec. Quel artiste, aussi génial soit-il, ne gagne pas à se mesurer à ses limites, au chef-d’œuvre hors de portée ? Un crime ? Il est lourd celui-là.
Il y a des ratages monumentaux plus intéressants que de modestes projets bien ficelés. Il y a des toiles de maîtres géniales qu'on apprécie au musée, mais on peut préférer une petite aquarelle d'un coin de campagne qu'on aime passionnément, dans lequel il y a du savoir-faire et le simple talent d'évoquer, qui nous aide à vivre et qui peut même nous inspirer.
Crime ? On dit toujours gare au nivellement par le bas, mais lorsqu'il est question d'art, il faut faire gaffe au nivellement par le haut. La respiration devient difficile quand on ne fréquente que les hauteurs. Et d'ailleurs, lesquelles et décrétées par qui ?
La tâche d'une vie. La seule personne capable de déterminer si on a failli ou non à la tâche, c'est soi-même et la sentence est la même pour tous, y compris pour ceux qui auront laissé des traces qu'ils espèrent indélébiles: au pire l'échec, au mieux le doute. Mais vaut mieux douter après qu'avant. Sinon d’œuvre il n'y aura point.
Écrit par : Benoit | mardi, 12 septembre 2006
Il est assez piquant que Kafka soit pour une fois le type qui tient un discours "positif"... ou en tout cas qu'il passe pour tel...
Écrit par : fuligineuse | mardi, 12 septembre 2006
Montaigne disait, lui, que l'individu qui n'exploite pas ses dons est un imbécile.
Chateaubriand est donc imbu de lui-même. Il suppose que lui seul a les talents nécessaires et il critique ceux qui oseraient s'aventurer sur son terrain.
Céline disait la même chose, à savoir que personne ne le valait et que celui qui n'était pas capable d'inventer un style comme lui l'avait fait ferait mieux de ne jamais écrire.
Écrit par : Feuilly | mercredi, 13 septembre 2006
Tout d'abord, j'ai rapproché ces deux phrases un peu artificiellement, histoire de jouer. Celle de Chateaubriand, je ne sais pas d'où elle vient exactement ; le général de Gaulle l'avait notée dans ses carnets. Celle de Kafka vient effectivement de son journal, où elle est isolée de tout contexte. J'ai relevé ces deux maximes cet été, au fil de lectures diverses.
Voyons un peu... Kafka, d'ordinaire, est désespérant. Ici, je le trouve plutôt réconfortant. Mais attention, on peut aussi comprendre sa phrase ainsi : il faut une vie pour construire sa vie, c'est-à-dire qu'après avoir passé des décennies à s'accomplir et à former son oeuvre (dans tous les sens du terme), on crève au moment où l'on touche au but. Donc, tout est raté par définition.
Je serais moins sévère que vous pour ce qui est de Chateaubriand. On peut, plus simplement, entendre "talents" comme "moyens" et "ambition" comme "objectifs". Par là, ne pas se donner les moyens d'atteindre ses objectifs devient un crime dirigé contre soi. On peut donc comprendre que viser trop haut est suicidaire. Mais cette interprétation n'est pas certaine.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 13 septembre 2006
"ne pas se donner les moyens d'atteindre ses objectifs devient un crime dirigé contre soi."
C'est une interprétation plus convaincante. Que De Gaulle l'ait notée n'est pas étonnant.
C'est drôle, Kafka ne m'a jamais désespéré. J'ai toujours lu son oeuvre comme étant une sorte de thriller métaphysique sans chute. La lecture de La métamorphose à l'adolescence m'avait impressioné durablement. Gary, évoquant Lukacs, disait de lui qu'en fait, c'était un auteur comique et qu'un jour, on s'en rendrait compte. Ses personnages sont tous prisonniers de leur propre incompréhension. Ils ne savent jamais POURQUOI. Il rapprochait les personnages kafkaiens de Charlot, et quand on y pense, le burlesque en moins qui ne laisse que l'angoisse, c'est assez juste, c'est la même technique: le petit homme pris dans une histoire, soumis à des forces qu'ils ne peut comprendre, ne bénéficiant pas d'un vue extérieure, entièrement prisonier de lui-même.
Écrit par : Benoit | mercredi, 13 septembre 2006
Kafka-Charlot, diable, voilà de l'audace.
Les Lumières de la bile, La Curée vers l'or...
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 13 septembre 2006
La citation exacte: " « Dans vingt ans, peut-être avant, Kafka sera reconnu comme un grand auteur comique. Déjà, Lukacs remarque que K. c’est Charlot : la même démarche, le même affrontement de l’incompréhensible. »
« Les romans réeliste et néantiste sont des phares utiles sur les lieux du naufrage du désir métaphysique, leur lumière clignotante indique une absence de profondeur qui ne permet pas le passage des navires de haute mer. Il n’y a pas de « mort du roman » ou de « fin du personnage », il n’y a qu’une aspiration à finir. Le génie de Kafka a brûlé les ailes de tous ces papillons de nuit. K. du Procès, est le Christ de l’incompréhension, un Christ assez astucieux, par souci d’art, de roman, pour ne pas voir que Dieu existe : c’est Kafka. S’il y a jamais eu imposture de l’auteur-Dieu, c’est bien celle de Kafka, puisqu’elle assigne aux rapports personels et intimes de Kafka avec sa condition de Juif de Prague tuberculeux, un rôle absolu et universel : Kafka veut régner totalement sur la plaie-angoisse de son psychisme, érigée en condition humaine. »
Extraits de "Pour Sganarelle".
Écrit par : Benoit | mercredi, 13 septembre 2006
Ce qui est formidable chez Benoît, c'est qu'il connaît Gary par coeur et qu'il retrouve instantanément la moindre citation, de préférence dans Pour Sganarelle, un gros volume épais, touffu, plutôt difficile. Benoît, un site Gary à lui tout seul, comme je dis toujours.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 13 septembre 2006
"L’ambition dont on n’a pas les talents est un crime."
Chateaubriand parle bien de crime et non de suicide. Loin de plaindre celui qui se ferait du tort à lui-même en visant trop haut, je crois au contraire qu'il le blâme. Il ne s'agit pas de crime contre soi mais de crime en soi. L'auteur fustige donc les médiocres et leur reproche de vouloir s'élever à la même hauteur que lui.
A moins évidemment qu'il ne parle de sa propre personne, ce qui m'étonnerait. Il faudrait aller voir le contexte dans lequel cette phrase a été écrite.
Quant à Kafka, son propos ne me semble pas aussi optimiste que vous ne le dites tous. L'emploi du mot "apparence"' est négatif. Notre vie n'a rien d'infini, elle est même fort limitée. C'est donc une illusion de croire qu'elle est grandiose et infinie simplement par le fait que nous sommes sans cesse occupés à la construire. Si nous avions la possibilité de réaliser assez vite tous nos projets, nous nous rendrions compte que les années qui nous resteraient à vivre seraient vides et dépourvues de sens. C'est simplement parce que nous ne parvenons jamais à réaliser entièrement nos projets et que nous continuons à nous battre pour cela, que nous avons l'illusion que notre vie est bien remplie.
Écrit par : F | jeudi, 14 septembre 2006
F c'est Feuilly, bien entendu. La souris de mon ordinateur aura grignoté quelques lettres au passage.
Écrit par : Feuilly | jeudi, 14 septembre 2006
C'est ce qui est intéressant dans ces deux phrases. On peut les interpréter de façon totalement opposée, ce qui m'amuse beaucoup.
Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 14 septembre 2006
Ah le double sens! C'est comme dans le petit Robert:"Coloniser un pays pour le mettre en valeur, en exploiter les richesses.» Pour les uns "mettre en valeur" cautionnerait l'idéologie coloniale tandis qu'Alain Rey parle plutôt de la mise en valeur des richesses au détriment des populations.
Écrit par : Feuilly | jeudi, 14 septembre 2006
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