mardi, 04 juillet 2006
À un microsillon
Je n’ai jamais cessé de vous trouver beau, dans votre costume de sillon noir, avec, au milieu, votre chapeau rond au chiffre de la firme phonographique, chapeau percé d’un trou. Oh, non, ne voyez là aucun regret, j’achète et écoute aussi des disques compacts, mais, comment dire ? Je suis attaché à vous. Dans ses souvenirs, Polnareff disait n’avoir aucune nostalgie « de ces grandes pizzas noires. » Pizzas, non mais ! Quelle outrecuidance ! Il est vrai que l’image est plaisante et puis, Polnareff, je l’aime bien.
J’aime voir briller des reflets sur votre surface lorsqu’on vous incline vers la lumière, ainsi que les yeux d’une femme qu’on fait se cambrer dans ses bras. J’aime vous saisir et vous tourner d’un côté ou de l’autre sans vous toucher des doigts, le pouce, simplement, fixant l’équilibre tandis que le majeur se glisse sous vous et se pose sur votre petit trou. Vous allez dire que j’exagère et que ma description est osée. Il n’en est rien, c’est ainsi qu’on tient un disque.
Pour vous lire, il fallait un électrophone qu’on appelait aussi tourne-disques. Cet appareil a fait place, par la suite, à un électrophone stéréophonique, puis à une chaîne stéréophonique dite chaîne stéréo, qui devint chaîne de haute-fidélité et, plus couramment, chaîne hi-fi. Le plateau sur lequel on vous posait était, au début, entraîné par un galet. On a vite su faire mieux, avec la transmission par courroie. On a même inventé l’entraînement direct mais c’était trop onéreux, le système par courroie est demeuré le prince. On posait sur vous un bras de lecture dit bras, terminé par un saphir qui devint ensuite un diamant, lorsque le bras, prenant du galon, se vit flanqué d’une tête de lecture ou, mieux, d’une cellule. On sut régler la pression de celle-ci par un système de contrepoids, pour qu’elle abîmât le poins possible le sillon. On apprit un jour à corriger le battement latéral du bras à l’intérieur du sillon, mouvement inévitable compte tenu de la rotation et du frottement ; on inventa un système qu’on se hâta de désigner sous le nom d’anti-skating. On alla jusqu’à imaginer une petite brosse tournante, disposée au bout d’un bras supplémentaire, qui venait vous débarrasser de toute poussière superfétatoire juste avant que passe le diamant. Incroyable ! Autrefois, pour vérifier la régularité de la vitesse du plateau, on disposait une rondelle de carton pompeusement appelée stroboscope ; elle était pourvue de hachures à intervalles réguliers ; il convenait que, visuellement, elles apparussent comme un cercle pour que la vitesse fût bonne. Bah, c’était bien empirique. Sans mentir, je vois à l’œil nu si vous tournez ou non à la bonne vitesse, rien qu’en regardant votre étiquette centrale que les snobs nomment label. Au fil des années, les progrès de la pétrochimie vous ont rendu de plus en plus léger. Depuis 1970 environ, vous êtes même incassable. Que d’attentions pour une galette noire ! Sur la chaîne de haute-fidélité, vous étiez royal, chouchouté, posé sur un trône. On vous aurait presque envié. Vous étiez monophonique, on vous fit multiphonique. Puis le terme changea : vous fûtes baptisé stéréophonique et l’on créa le fin du fin, la gravure universelle qui permettait la lecture sur tous les appareils. Là, de royal, vous deveniez impérial.
Quand le CD est arrivé, dans les toutes premières années 80, on a crié au miracle de la reproduction sonore. Dédaigneux mais un peu inquiet, vous avez résisté jusqu’en 1991, date à laquelle il vous a définitivement supplanté. Votre règne aura duré à peu près quarante ans, depuis que le père Barclay a ramené le brevet des États-Unis et que, petit à petit, vous avez vous-même tué le soixante dix-huit tours alors en vigueur. Vous êtes mort… provisoirement car, malin comme pas deux, vous revenez depuis quelque temps sous forme de tirages limités, de parutions exceptionnelles et, tiens, cela se vend, on dirait… Vous êtes rusé. Et puis, petit à petit, on a commencé à murmurer, puis à dire de plus en plus haut, que, tout compte fait, le son « parfait » du CD, pur de tout craquement, eh bien, mon Dieu, ce n’était pas si bien que ça… Aujourd’hui, à voix basse encore, on va répétant que, ma foi, le son du microsillon était bien meilleur, beaucoup plus chaud. Bien sûr, les craquements… Mais finalement, ce n’était pas très important. On dit des choses comme ça, oh, en douce, bien entendu, pour ne pas passer pour un crétin, mais on le dit, et pas seulement chez les vieillards gâteux de mon espèce…
Dans votre version trente-trois tours de trente centimètres de diamètre, vous proposiez, grosso modo, quarante minutes d’écoute et, évidemment, il fallait vous retourner entre-temps. C’est à mon avis la seule chose que le CD ait réellement apporté : ne plus avoir à tourner le disque. La durée d’enregistrement a été considérablement augmentée, c’est bien, mais on s’est aperçu que, décidément, beaucoup d’artistes n’avaient pas suffisamment de choses à dire pour « tenir » le temps d’un CD. C’est amusant. Au vrai, vous avez créé une notion, au travers de votre limitation technique, la notion d’album, mot d’ailleurs impropre. Quarante minutes, à peu près trois quarts d’heure, c’était votre carte de visite, en quelque sorte. Les firmes – on ne disait pas encore les majors – ont fini par tailler dans l’œuvre des artistes des albums (on disait aussi : trente centimètres ou grand microsillon) en écartant tel morceau relégué sur votre petit frère le quarante-cinq tours (dit aussi SP ou EP selon qu’il fût ou non extended playing). Vous étiez devenu un tout et l’on vous présentait lors d’une « rentrée », c’est-à-dire un spectacle parisien doublé d’une tournée en banlieue puis en province. C’est pour cela qu’en 1964, on vous a généralisé, abandonnant à l’assistance publique votre prédécesseur, le vingt-cinq centimètres avec qui vous coexistiez depuis le début ou presque. Pour faire la même chose avec un CD, il fallait sélectionner davantage encore de morceaux et tous n’étaient pas à la hauteur. Chez vous, déjà, il faut bien le dire, il arrivait qu’un bon quart de votre contenu ne fût pas très intéressant.
Et puis, il y a la question des pochettes et là, naturellement, vous êtes imbattable, avec vos beaux atours de grandes dimensions qui autorisaient des photographies et des textes, et même, tenez-vous bien, une mise en pages réelle et une typographie lisible. Je sais, je dis « typographie » par abus de langage, c’était de l’offset, ne me reprenez pas sans cesse, c’est énervant. Je sais même des pochettes sur beau papier, avec des livrets intérieurs magnifiques. Le CD, comment lui en vouloir, ne peut pas rivaliser avec vous.
Comme je suis un peu tordu, vous le savez d’ailleurs, il m’arrive, au rebours du plus grand nombre, de remplacer des CD par des microsillons. Si, si… Je suis toujours à contre-courant, je ne le fais pas exprès. Je sais bien que l’avenir de la musique (je veux parler, naturellement, de la musique enregistrée) est la dématérialisation. Dans quelques années, il n’y aura plus de disques, d’aucune sorte. Cela ne m’empêchera pas de vous aimer. Nous sommes déjà un vieux couple, que risquons-nous alors ?
14:45 Publié dans Apostrophes insolites | Lien permanent | Commentaires (6)
Commentaires
Comme c'est bien vu !
Ce qui me plaisait dans les microsillons, c'était les différences de reflets visibles sur une même plage. Avant d'écouter les chansons, je repérais celles qui déclinaient plusieurs nuances de noir, promesses d'autant d'ambiances et de ruptures de rythmes...
J'ai la nostalgie des belles pochettes cartonnées, celles qui s'ouvraient, se dépliaient et fourmillaient de détails, de l'étui du disque lui-même, où figuraient les paroles des chansons. Ah! Ma bonne dame...
Écrit par : Richard | mercredi, 05 juillet 2006
"les différences de reflets visibles sur une même plage" : c'est juste, je n'y avais pas pensé au moment d'écrire cette petite chose, mais j'avais observé ça aussi.
Oh, tu sais, il n'y a pas de nostalgie, en fait. J'écoute indifféremment disques noirs ou CD. Il faut continuer à tout utiliser.
Ce n'est pas comme le DVD qui, lui, a réellement détrôné la cassette vidéographique. Il a apporté, sans parler des bonus, du chapitrage et de ces choses-là, une amélioration authentique de la qualité d'image, un gain de place réel et une plus grande facilité de manipulation.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 05 juillet 2006
Pour moi, le mot "microsillon" est surtout associé à un vers de Moustaki :
"Ils connaissaient Verlaine, Hugo, François Villon
Avant qu'on les enferme dans des microsillons."
Écrit par : Guillaume | mercredi, 05 juillet 2006
Bah, Moustaki a lui-même chanté Verlaine. La poésie est chant depuis l'origine. Et puis, tu connais l'hymne national : "Qu'un chant impur / Abreuve nos microsillons."
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 05 juillet 2006
Je crois que le pronom "les" peut aussi se rapporter à "Ils", sujet de la principale. Dans tous les cas, il y a une incertitude... et aucun mépris de la part de Moustaki pour les artistes qui "chantaient les poètes", comme on disait.
Écrit par : Guillaume | mercredi, 05 juillet 2006
Comme on dit toujours.
Ton interprétation est possible, en effet. Je n'y pensais pas.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 05 juillet 2006
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