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lundi, 26 juin 2006

À un dictionnaire

Maître,

 

« C’est la moindre des choses », voilà ce que je réponds lorsqu’admiratif, on m’assure que vous avez du vocabulaire… C’est même, ce me semble, une condition sine qua non pour obtenir un emploi dans votre branche. C’est, pour employer la terminologie contemporaine, un pré-requis. Comment faites-vous pour ne pas parler avec le vocabulaire qui est le vôtre ? Il faut savoir se servir de ses atouts, voyons. Osez ! Exprimez-vous enfin, sans attendre qu’un hasard, une recherche, une simple curiosité vous fassent feuilleter par des mains sans caresses.

 

Ce qui m’amuse beaucoup, c’est la diversité de votre famille. Vous devez être de grands voyageurs pour qu’ainsi, se soient croisés au fil du temps toutes les ethnies du verbe, les origines du mot, les nationalités du lexique. Il est en effet des dictionnaires de la langue, d’autres encyclopédiques, certains analogiques, d’aucuns étymologiques. Il est des cousins de mots croisés, des beaux-frères de difficultés… Viennent ensuite les parents et alliés ; là, c’est inimaginable, cela va du dictionnaire consacré à telle personnalité à celui dévolu à tel mouvement artistique, en passant par celui de telle époque, de tel règne… En vérité, vous êtes des millions et vous n’oubliez jamais de vous reproduire, assurant ainsi votre descendance : de nouvelles éditions, des mises à jour, sans cesse. Nous recevons des faire-part de naissance continuellement.

 

Quand j’étais petit, mon père avait acheté un dictionnaire encyclopédique en six volumes, en six mensualités importantes pour l’époque. C’était en 1961. On lui avait offert, au moment de la commande, un Larousse de poche, dans la collection « Le Livre de poche encyclopédique ». Sur la couverture d’un graphisme qui, dans sa désuétude, me ravit aujourd’hui, était précisé : « 32. 000 mots » et cela m’avait frappé. Du haut de mes neuf ans, trente-deux mille mots me paraissaient quelque chose de gigantesque, d’inimaginable. Trente-deux mille ! Autant dire cent millions. Je souris lorsque je revois cette couverture, parmi mes autres précis, dictionnaires, grammaires… Je sais aujourd’hui que trente-deux mille mots, ce n’est pas beaucoup, au moins pour un dictionnaire. Et j’entends encore ma mère, effrayée par la dépense : « Soixante mille francs de dictionnaires ! » – en fait, six-cents francs, mais on parlait encore couramment en anciens francs. Six volumes, six mensualités, six-cents francs : on savait y faire, chez Larousse. Chaque terme réglé donnait l’impression d’avoir acquis un des tomes. En réalité, les six étant indissociables, on n’avait rien acquis du tout mais, psychologiquement, ces conditions facilitaient certainement l’achat.

 

Vous faites bon ménage, dans la bibliothèque que j’ai consacrée aux usuels, avec les grammaires, les volumes à vocation encyclopédique, les manuels scolaires de littérature conservés pour le souvenir, les plans et les atlas, les précis, les répertoires. Vous avez bon caractère et n’en rajoutez pas. Vous ne prétendez pas valoir mieux que les autres. Je vous suis reconnaissant de cette humilité qui n’est pas si fréquente. D’ordinaire, beaucoup se croient ce qu’ils ne sont pas. Au contraire, vous ne tirez aucun orgueil déplacé de votre lien de parenté avec l’auguste Émile et ne faites pas payer aux autres une taxe de séjour exorbitante.

 

Et pourtant, vous contenez des mots abscons, d’autres simplement difficiles, de très simples aussi, des familiers et des savants, des grossiers, des abjects, des nuancés, des vernis, des bruts, des mots du monde et de la plèbe, des mots de la haute et du trente-sixième dessous, des mots du tout-venant, des mots de médecin et de mécanicien, des mots spécialisés et d’autres encore un peu vagues, des oubliés, des désuets, des un peu snobs, des graves et des légers, des mots d’artiste et de banquier, des mots de Prisunic et puis des mots de luxe en maroquinerie.

 

Je vous remercie d’avoir du coffre, du bagout, de la repartie et, oserais-je le dire, du volume.

 

Avec mes sentiments littéraires et les meilleurs.

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