samedi, 24 juin 2006
À une clef
Cela fait maintenant vingt-sept ans que je vous conserve et que vous me suivez dans tous mes déménagements. Vous êtes d’une taille respectable, toute noire, à peine ouvragée, d’un poids authentique, et je vous garde en souvenir de cette maison où j’ai vécu un an, de 1979 à 1980, à Sault-de-Vaucluse, non loin du mont Ventoux. Une maison de village que je louais pour six-cent cinquante francs mensuels, c’était beaucoup pour moi – et qui n’était pas chauffée : à huit-cent cinquante mètres d’altitude, l’hiver fut difficile. J’étais gestionnaire du collège local.
Vous êtes si grosse qu’il était bien sûr impossible de vous utiliser. Vous êtes naturellement intransportable dans une poche d’honnête homme, ou même dans un sac. J’avais donc, délaissant la serrure ancienne, installé un verrou très contemporain, qu’actionnait une petite clef plate peu encombrante et d’un poids négligeable.
Quand j’ai quitté cet endroit, je vous ai emportée en souvenir. Vous êtes belle, je vous nettoie parfois au Miror ou avec un produit équivalent, qui fait des liftings au métal. Vous êtes très légèrement tordue car, sans doute, il fallut un jour forcer un peu pour faire fonctionner la serrure vauclusienne. À vingt ans, sans doute étiez-vous une jeune et fière clef, fraîche et légère, mais je vous ai toujours connue tordue.
Aujourd’hui, vous êtes accrochée dans ma cuisine, le long du chambranle, à un endroit où l’on jurerait qu’une place vous était réservée. Vous me rappelez ce lieu où, à cause de circonstances qui s’étaient mal enchaînées, je n’ai pas été très heureux. Mais l’endroit reste important pour moi : c’est dans cette maison que ma première fille a été conçue.
21:43 Publié dans Apostrophes insolites | Lien permanent | Commentaires (9)
Commentaires
Toutes ces notes récentes me font penser aux lettres imaginaires de Jude Stefan que j'ai citées il y a un mois. Il s'adressait lui aussi à des morts, des objets ou des abstractions.
Écrit par : Dominique | samedi, 24 juin 2006
Je n'ai vu, il me semble, que le texte "À Rimbaud". Est-ce extrait d'un recueil de Stefan ?
Je reproduis ici ce que j'ai dit dans un commentaire à la note "À un mouchoir", pour expliquer d'où me vient cette idée.
"Je dois à la vérité de dire que les quatre textes que je viens d'écrire au fil du clavier (À mon stylo, À mes archives, À un chemin, À un mouchoir) sont des " À la manière de". Pourtant, je déteste les pastiches.
Il vient de paraître un tout petit volume de Léo Ferré, intitulé "Lettres non postées". C'est un projet malheureusement inachevé, qu'il avait commencé dans les années 50 et annoncé en 1961 et en 1962. C'est une série de missives écrites à des personnes réelles, à des objets, à des éléments, à des abstractions, même. Je suis très content qu'il sorte enfin. Hélas, c'est incomplet.
Dans le prochain numéro des "Copains d'la neuille", bulletin d'information sur les parutions ferréennes, je publie un texte relativement long, qui raconte l'histoire détaillée de ce livre.
Je me suis donc amusé à écrire ces quatre lettres imaginaires. Mais il y a loin de la copie à l'original, comme on le sait. Une différence essentielle, même : le talent."
Écrit par : Jacques Layani | samedi, 24 juin 2006
C'était extrait des Lettres tombales de Jude Stéphan. Je n'ai publié que ce texte sur Rimbaud alors, mais j'avais parcouru de nouveau le volume alors et j'avais été frappé par le fait de s'adresser à d'autres choses encore qu'aux morts illustres. Mais Stéphan, comme Ferré, est un connaisseur de la littérature classique et on pouvait alors prendre à parti des objets familiers ou des concepts dans des genres codifiés comme la lettre ou le blason.
Écrit par : Dominique | samedi, 24 juin 2006
J'avais effectivement pensé aux blasons lorsque j'ai découvert ces lettres, mais le rapprochement d'êtres vivants ou morts, d'objets, d'éléments, d'abstractions m'avait frappé. En cela, justement, je trouvais que le genre épistolaire classique était renouvelé, d'autant que Ferré y mêle aussi des éléments de vie personnelle.
Je vais essayer de trouver Lettres tombales. Il y aura peut-être là matière à compléter mon étude, pour davantage de précisions.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 25 juin 2006
Cinq minutes plus tard : commande faite chez Price Minister.
Voici ce qu'indique la 4e de couverture, telle que j'ai pu la voir à l'écran :
"Jean Paulhan regrettait naguère la disparition d'anciens genres littéraires -- tels que les lettres, lettres écrites sciemment à des êtres d'autant plus présents à l'esprit, au coeur, qu'éloignés dans le temps, ou imaginaires, ou trop proches pour qu'on leur parle jamais autrement que par une distance qui recrée la fiction inhérente à tout acte d'écrire, c'est-à-dire s'évertuer contre le temps, la mort, la solitude -- thèmes propres aux poèmes ou nouvelles de l'auteur.
Il n'évoque plus ici les *Cyprès* ou les *Chiens*, mais des figures incarnées, des "familiares" destinataires comme le Christ, Rimbaud, le lecteur, une préceptrice, un jeune ami, ses soeurs d'antan...
Trois lettres viennent s'ajouter aux précédentes. "À son chien", "À Sollers", "À un éditeur", poursuivant l'essence du genre épistolaire : claires, animées, sincères, convaincantes, composées elles-mêmes de lettres incisant un caractère définitivement né."
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 25 juin 2006
En rangeant ce matin quelques brassées de livres, suite à l'échat de nouvelles étagères (...), j'ai retrouvé deux clefs, assez ancestrales de forme, et dont je ne sais si elles ouvrent une porte intérieure de la maison dont je suis actuellement locataire ou si elles proviennent d'un déménagement et donc d'une maison ou d'un logement que j'aurais occupé auparavant...
Merci de ton hymne à une clef... J'ai aussi la nostalgie d'un porte-clef en plastique blanc (rien d'engageant, vois-tu) qui m'accompagnait partout, circa 1992...
Écrit par : Guillaume | dimanche, 25 juin 2006
Des clefs inconnues ? Etonnant. Tu dois quand même bien savoir d'où elles proviennent...
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 25 juin 2006
Un bien beau recueil en perspective, si l'on veut vraiment mon avis (je ne sais plus si on me l'a demandé).
Si j'étais l'éditeur ? J'essaierais de convaincre mon auteur – mais il s'agit d'un auteur difficile (tout auteur est difficile, Jacques, ne le prenez pas en mauvaise part) – d'intituler son livre, sobrement :
À
Merci par avance de nous faire découvrir la suite.
Écrit par : Dominique Autié | dimanche, 25 juin 2006
Bien sûr, votre avis m'importe. Mais j'ai expliqué plusieurs fois en quoi cette idée ne m'appartenait pas réellement. De plus, j'ai un problème avec cette série de textes. Ils doivent impérativement être authentiques, sans quoi il serait possible de faire des apostrophes, ainsi, à la pelle, sans justification. C'est ce que je ne veux pas. Dans ces conditions, un recueil devient difficile à concevoir, d'autant qu'il doit en même temps être suffisamment conséquent... et pas trop long pour que ça ne lasse pas, que ça ne tourne pas au procédé. Tout cela me paraîtrait à la rigueur faisable, si je n'avais pas le sentiment de prendre l'idée d'un autre. Ajoutons à cela que je n'ai pas d'éditeur, mais ce n'est pas une chose nouvelle, en vérité.
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 26 juin 2006
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