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mardi, 04 avril 2006

Bobigny, 1972

Hier soir, FR 2 proposait un téléfilm sans moyens – c’est un peu un pléonasme – mais honnêtement réalisé et interprété, sur le procès de Bobigny, qui eut lieu en 1972. L’avocate Gisèle Halimi (femme, juive, de gauche, brr) défendait une mère qui, l’année précédente, avait aidé sa fille de seize ans à avorter. Le père les avait dénoncées… La jeune fille fut acquittée mais la mère risquait, aux termes d’une loi de 1920, trois années de prison ferme et deux-mille francs d’amende. Une somme alors considérable, d’autant que cette dame était employée à la RATP. Ce fut un procès retentissant, l’avocate ayant fait citer le ban et l’arrière-ban des personnalités les plus en vue, y compris le prix Nobel Jacques Monod. L’écho dans la presse fut énorme. La mère fut reconnue coupable des faits qui lui étaient reprochés et condamnée, grâce au talent de son avocate et à la détermination du mouvement féministe, à… une amende avec sursis, c’est-à-dire à rien. Furent également condamnées à des peines et des amendes, toutes avec sursis, l’avorteuse et la collègue de la mère, qui lui avait indiqué l’adresse. Bref, tout le monde s’en sortit bien et c’était une première. À la suite de ce procès mémorable, une instruction officielle recommanda de ne plus poursuivre les femmes ayant avorté. Deux ans plus tard, en 1974, Simone Veil, ministre de la santé, présentait courageusement un projet de loi devant un parlement d’hommes, afin de légaliser l’avortement et de mettre fin aux charcutages d’arrière-boutique et aux décès qui s’ensuivaient souvent. Elle se fit traiter de nazie – elle qui avait été déportée et immatriculée par tatouage. En 1975, la loi était votée, qui dépénalisait l’avortement.

 

 

 

 

Gisèle Halimi et Delphine Seyrig à Bobigny, le 11 octobre 1972.

 

 

Le Procès de Bobigny : Anouck Grinberg dans le rôle de Gisèle Halimi,

un téléfilm de François Luciani, 2005.

 

 

 

Pour en revenir à ce téléfilm, j’ai, comme toujours dans ce cas-là, observé, presque malgré moi, la reconstitution. Je l’ai trouvée correcte : costumes, mobilier, couleurs, objets, tentures, véhicules, tout était juste, hormis les rames de métro qui n’étaient déjà plus celles qu’on nous a montrées (mais peut-être, sur certaines lignes, circulait-il encore ces trains-là, je ne sais pas). Et soudain, quelque chose s’est imposé à moi. 1972, c’était l’année de mes vingt ans, c’est-à-dire très exactement hier matin, n’est-ce pas ? Eh bien, il avait fallu reconstituer cette année-là. On reconstituait mes vingt ans, ce qui signifie qu’ils étaient dépassés, morts, enfouis. Si on les reconstituait, c’est qu’ils étaient décomposés. « Mes amours décomposées » martelait Baudelaire dans La Charogne. Et ma jeunesse aussi. Je sais bien, moi, que c’est entièrement faux, vu qu’elle est toujours en veille dans un coin de ma tête ; le mec que je vois, là, le matin, dans le miroir, lorsque je me rase, est un parfait inconnu dont je me demande toujours pourquoi il a passé la nuit dans ma salle de bains… Reconstituer ma jeunesse, certains ont de ces idées...

Commentaires

Petit historique :

1820 : création du Code civil (Code Napoléon), qui fait de l'avortement un crime, donc passible d'emprisonnement ;

1920 : vote de la loi contre la "provocation à l'avortement et la propagande anticonceptionnelle", instituant des peines de six mois à deux ans de prison. Le texte sera renforcé en 1923 : les peines s'échelonnent désormais de un à cinq ans de prison pour les auteurs d'avortements, les femmes avortées risquant, elles, de six mois à deux ans d'emprisonnement ;

1942 : l'avortement est alors considéré comme un crime contre la sûreté de l'État et devient donc passible de la peine de mort. Cette loi sera abrogée à la Libération ;

1943 : Marie-Louise Giraud et Désiré Pioge sont guillotinés pour avoir pratiqué des avortements (voir le film de Claude Chabrol, "Une affaire de femmes") ;

1956 : création de la "Maternité heureuse", futur "Mouvement français pour le Planning familial" (MFPF en 1960), et lutte pour la légalisation de la contraception ;

1967 : loi relative à la régulation des naissances, dite "loi Neuwirth", autorisant la fabrication, l'importation et la vente de contraceptifs sur ordonnance médicale avec obligation d'autorisation parentale pour les mineures de moins de 21 ans. La publicité commerciale ou la propagande anti-nataliste sont interdites ;

1971 : publication dans Le Nouvel Observateur du "Manifeste des 343", appel signé par 343 femmes, parmi lesquelles de nombreuses personnalités (avocates, actrices, femmes de lettres), reconnaissant avoir avorté et réclamant l'avortement libre. L'appel est désigné par ses adversaires comme le "Manifeste des 343 salopes". Fondation du mouvement "Choisir" par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir ;

1972 : procès de Marie-Claire Chevalier, 17 ans, à Bobigny, pour s'être fait avorter. Défendue par Gisèle Halimi, elle est relaxée ;

1973 : fondation du "Mouvement pour la libération de l'avortement et de la contraception" (MLAC) ;

1974 : libéralisation de la loi de 1967, avec remboursement de la contraception par la Sécurité sociale et suppression de l'autorisation parentale pour les mineures ; l'Assemblée nationale vote le projet de loi, présenté par le ministre de la Santé Simone Veil, dépénalisant l'interruption volontaire de grossesse (IVG). L'IVG est autorisée dans les dix premières semaines de grossesse ;

1975 : promulgation de la "loi Veil", le 17 janvier, pour une période de cinq ans. La loi sera reconduite à titre définitif en 1979 ;

1982 : "loi Roudy", qui instaure le remboursement de l'IVG par la Sécurité sociale ;

1988 : autorisation de la pilule abortive dite RU 486. Son usage est réservé à des centres agréés ;

1993 : la "loi Neiertz" crée le délit d'entrave à l'IVG. Premières peines de prison prononcées contre les membres d'un commando "anti-IVG" ;

1999 : vente libre de la "pilule du lendemain" (contraceptif d'urgence Norlevo) ;

2001 : réforme de la loi de 1975 par Martine Aubry. Le délai de recours à l'IVG passe de dix à douze semaines ; autorisation d'IVG sans autorisation parentale pour les mineures, accompagnées d'un adulte de leur choix ;

2004 : décret autorisant l'IVG médicamenteuse par la Mifégyne, en dehors des structures hospitalières.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 04 avril 2006

L'appel est désigné par ses adversaires comme le "Manifeste des 343 salopes".

Le terme vient de Charlie-Hebdo qui était pour cet appel, mais qui jouait la provoc.

Écrit par : Dominique | mardi, 04 avril 2006

« On reconstituait mes vingt ans, ce qui signifie qu’ils étaient dépassés, morts, enfouis. Si on les reconstituait, c’est qu’ils étaient décomposés.» Et que dirais-je, moi votre aîné de 9 ans, qui vois mon passé souvent évoqué en noir et blanc, comme s'il datait des frères Lumière, alors que dans mes souvenirs il reste en technicolor ?
Pour les rames de métro, ce n'est pas faux : les anciennes et les modernes coexistaient à l'époque, celle de mes stages à Cognacq-Jay où il me fut donné d'apercevoir Simone Veil.

Écrit par : Pierre B. | mardi, 04 avril 2006

Dominique : oui, le terme était une provocation au début, mais il fut repris au premier degré par les opposants au manifeste.

Pierre : vous avez effectivement quelques années de plus que moi, mais moi aussi, je vois mes souvenirs évoqués en noir et blanc. Cela dit, même l'enfance de mes filles était en noir et blanc. La généralisation de la couleur date du milieu des années 80. C'est arrivé très vite, une vraie vague.

A propos de souvenirs, qu'est devenu votre projet de livre Carte de presse ? Il devait paraître.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 04 avril 2006

Merci de mettre cette histoire ici.
C'est une histoire qui m’a touchée quand j’en ai pris connaissance lorsque j’étais adolescente et tournée vers le féminisme radicale (non ce n'est pas un pléonasme!) pendant un temps assez court.
C'est curieux que reconstitution des 20 ans signifie mort et tout ça. Je le vois au contraire comme une chose formidable à observer car il y a forcément un décalage entre ce qui s'est réellement passé (les souvenirs étant ce qu'ils sont, qu'est ce que ce "réellement" veut dire?) et la manière dont tout cela est perçu maintenant. Un travail de mémoire assez fascinant et difficile.

Écrit par : Livy | mardi, 04 avril 2006

Par reconstitution, j'entendais reconstitution matérielle du décor, de la rue, de l'habillement, bref, de tout ce qui fait le "fond" visuel d'un film. C'est un travail de décorateur, d'ailleurs très intéressant.

Cela dit, l'évolution des formes, les changements de couleurs, de matériaux, se font petit à petit, l'habitude visuelle se crée entre-temps et l'accoutumance du regard fait qu'on ne se rend compte de rien. Des moments disparaissent et l'on continue, tout change et l'on va son chemin. C'est cela, vieillir : aller son chemin avec un regard qui s'adapte, bien obligé. Une belle cochonnerie, vieillir, tiens ! Saloperie.

Tendresses, Livy.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 04 avril 2006

:-) Idem!

Écrit par : Livy | mardi, 04 avril 2006

« un regard qui s'adapte », voilà bien le problème pour qui écrit au présent sur un passé récent. Faute d'avoir réussi ce changement de focale, on passe vite pour un vieux con nostalgique et donneur de leçons. Ce qui m'est arrivé en relisant d'un oeil critique le manuscrit que vous savez.
Le réécrire sur un ton plus léger, plus désinvolte, serait peut-être la solution.

Écrit par : Pierre B. | mardi, 04 avril 2006

Mais... vous voulez dire que vous avez laissé tomber ? J'avais cru comprendre que ça devait paraître, que tout était prêt.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 04 avril 2006

Baudelaire n'écrit-il pas "décomposé" au masculin ?

Écrit par : desavy | mercredi, 05 avril 2006

Oui, c'est vrai.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 06 avril 2006

"ô ma jeunesse abandonnée
comme une guirlande fanée
voici que s'en vient la saison
des regrets et de la raison"

Je ne garantis pas le dernier vers, ayant cité de mémoire. J'ai quelques regrets (de choses non advenues plutôt que le contraire...) mais pas vraiment le goût de la raison.

Bon, j'étais partie pour dire tout autre chose, à savoir que ce qui me frappe entre autres dans le récit de JL, c'est la mention "Le père les avait dénoncées…" Quelle sorte de père pouvait être celui-là !!!

Écrit par : fuligineuse | jeudi, 06 avril 2006

Il s'agissait en fait d'un jeune homme qui travaillait dans un café. Il avait fait venir la fille chez lui un soir pour écouter des disques et l'avait forcée à coucher avec lui. Bien entendu, il s'était débiné ensuite, en apprenant qu'il lui avait fait un enfant. Débrouille-toi, ma vieille, t'as qu'à le faire passer. Ensuite, il a été arrêté pour trafic de drogue et, pour se venger, a "balancé" la mère et la fille pour avortement clandestin. Un mec bien, tu vois.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 06 avril 2006

JL : il a été arrêté pour trafic de drogue et, pour se venger

Pour se venger de qui ou de quoi alors qu'il n'en avait plus rien à faire ? Il a plutôt passé un marché avec les flics afin de faire réduire les attendus de son inculpation ou la matière du procès-verbal, les balances se recrutent parmi les délinquants et les criminels (allons, sois gentil, allonge donc quelques noms sur ce que tu sais et on te fera pas de mal, on va même te soigner le papelard pour le proc' et ce sera du gâteau pour le baveux, tu t'en sortiras comme un roi).

Écrit par : Dominique | jeudi, 06 avril 2006

Oui, c'est certainement exact. Mais pardon, Dominique, je ne suis pas très au courant des moeurs de la police et des indics. A part ça, pas mal, cette leçon d'argot.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 06 avril 2006

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