samedi, 10 décembre 2005
La cour d’appel de Paris bloque la vente de manuscrits d’Emil Cioran, par Clarisse Fabre
Je propose un article paru dans Le Monde du 4 décembre 2005. Il me paraît présenter un point de droit fort intéressant, en même temps qu’une énigme.
La vente aux enchères des trente-sept cahiers manuscrits du philosophe Emil Cioran, mort en 1995, n’a pas eu lieu. Prévue vendredi 2 décembre, à 14 heures, à l’Hôtel Drouot, la vente a été suspendue in extremis par une ordonnance de la 14e chambre, section B, de la cour d’appel de Paris, rendue vendredi, à 12 h 30 précises.
C’était une « affaire exceptionnelle » pour le commissaire-priseur qui a organisé l’opération, Me Vincent Wapler : les manuscrits en question comprennent cinq versions successives de l’un des ouvrages majeurs de Cioran, De l’inconvénient d’être né (1973) ; des cahiers de notes préparatoires à d’autres livres, Écartèlement (1979) et Aveux et anathèmes (1987) ; enfin, dix-huit cahiers inédits contenant des souvenirs et réflexions de Cioran, de 1972 à 1980 : son obsession de la mort, sa souffrance au quotidien... Ce sont de simples cahiers à spirales « Joseph Gibert », jaunis par le temps. « Kandinsky soutenait que le jaune est la couleur de la vie. C’est bien possible et, dans ce cas, on comprend mieux pourquoi cette couleur fait si mal aux yeux », lit-on sur l’un d’eux.
Le plus déroutant, dans cette affaire, est la façon dont ces manuscrits ont été découverts. Il faut revenir dix ans en arrière : quelques semaines avant la mort de Cioran, sa compagne, Simone Boué, dévoilait, dans une lettre datée du 25 février 1995, son « intention » de faire don à la bibliothèque littéraire Jacques-Doucet de « tous les manuscrits de Cioran en français comme en roumain ayant fait l’objet d’une édition ou inédits ». Le courrier était adressé à la chancellerie des universités, établissement public sous la tutelle du ministère de l’éducation nationale, qui gère la bibliothèque Jacques-Doucet.
Une « fouille » de trois jours
Cioran meurt en juin 1995 et, le 14 décembre 1995, la chancellerie accuse réception d’une « exceptionnelle donation » réalisée par Mme Boué. Celle-ci meurt en septembre 1997. Le 24 octobre 1997 a lieu l’inventaire notarié de l’appartement qu’occupait le couple, rue de l’Odéon, à Paris. Suit une nouvelle fouille de trois jours réalisée par le directeur de la bibliothèque Jacques-Doucet et « ami » des Cioran, Yves Peyré. Aucun manuscrit n’est mentionné à l’inventaire. En février 1998, le frère de Mme Boué, légataire universel, charge Simone Baulez, brocanteuse, de « débarrasser complètement » l’appartement des « meubles et objets » qui s’y trouvent encore. La dame ne sait alors pas qui est Cioran, dit-elle.
Elle récupère, entre autres, un buste en plâtre du philosophe, non signé, son bureau, etc. Elle met de côté une cruche en faïence où il est écrit « Cioran et Simone ». Il y a, surtout, « ces cahiers à spirales éparpillés au sol, dont certains ont les pages arrachées ». « J’ai dû en jeter certains... », avoue-t-elle aujourd’hui. Mais pas tous : elle fait le tri et stocke les meubles d’un côté, les manuscrits de l’autre. « Mon gendre a vu la cruche : tiens, Cioran, c’est un écrivain. Il faut peut-être garder les affaires..., m’a-t-il dit », raconte la brocanteuse. Elle connaît Me Wapler pour avoir effectué dans le passé d’autres successions prestigieuses. « Au printemps 2005, Me Wapler m’annonce qu’il va vendre des écrits de Céline. Je lui réponds : j’ai des manuscrits de Cioran. »
Les documents sont aussitôt authentifiés, et leur valeur estimée à environ 150 000 euros ; la vente aux enchères est annoncée dans la Gazette de l’Hôtel Drouot, datée du 11 novembre. Alertée, la chancellerie des universités demande, en référé, l’interdiction de la vente, au motif que Mme Boué a fait une donation de l’oeuvre de Cioran à la bibliothèque Jacques-Doucet, en 1995, et que les trente-sept manuscrits relèvent de son « domaine public mobilier ».
Le 30 novembre, le tribunal de grande instance déboute la chancellerie des universités en estimant qu’elle n’a « aucun droit » sur les documents, comme l’a plaidé l’avocat de la brocanteuse, Me Roland Rappaport. Coup de théâtre, le 2 décembre : les juges de référé de la cour d’appel ordonnent, au contraire, le retrait de la vente aux enchères des manuscrits litigieux en vue de prévenir un « dommage imminent », et leur mise sous séquestre. La chancellerie des universités a deux mois pour saisir les juges du fond, faute de quoi l’ordonnance de la cour d’appel sera caduque. Mais il n’est pas exclu que l’affaire soit réglée à l’amiable.
Reste une question : comment le directeur de la bibliothèque Jacques-Doucet, qui a fouillé de fond en comble le deux-pièces de Cioran, a-t-il pu laisser passer les manuscrits ? « Ils n’y étaient pas ! Trente-sept manuscrits, ça ne se rate pas ! », a déclaré au Monde M. Peyré. La partie adverse rit sous cape, et maintient sa version : « Si la brocanteuse n’avait pas fait son travail, les manuscrits de Cioran auraient fini à la poubelle », grince son avocat.
07:00 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (10)
Commentaires
Il ne sera pas dit qu'il n'y a eu aucun commentaire suite à ce post !
Écrit par : Jul | samedi, 10 décembre 2005
Merci, Jul !
Écrit par : Jacques Layani | samedi, 10 décembre 2005
Il n'existe aucun droit de préemption pour l'Etat? Cela permettrait d'organiser normalement une vente publique puis, quand l'objet à vendre aura été attribué au plus offrant, l'Etat pourrait alors, s'il le désire, l'acquérir pour ce prix. Une telle procédure éviterait cette dissimulation de manuscrits à laquelle on a visiblement assisté ici.
Le problème est le même en peinture. Les héritiers ne pensent qu'à la valeur pécuniaire des toiles tandis que les musées souhaiteraient eux les acquérir.
Il est toujours dommage de voir partir des chefs d’œuvre dans des collections particulières, surtout que dans ce cas la toile est souvent confinée dans un coffre fort car aux yeux de l'acquéreur elle n'a de valeur que marchande.
Souvent les frais de succession sont acquittés « en nature » par une partie des toiles elles-mêmes. Evidemment, il est facile de dérober une toile et de ne pas la faire entrer dans la masse de la succession pour la revendre ensuite au prix fort au marché noir. Idem pour des manuscrits.
Écrit par : Feuilly | lundi, 12 décembre 2005
Dans le cas de Cioran, il n'y avait aucun autre ayant-droit autre que sa compagne. Celle-ci n'a pas effectué une dation, cas prévu depuis Jack Lang, pour régler les frais de succession dans le cas des successions d'artiste, mais une donation complète de son vivant, ce qui est totalement différent. La dation s'effectue sur une partie de l'œuvre qui se trouve dans l'héritage ; l'œuvre non encore vendue est alors estimée par des experts et l'État fixe une valeur, les héritiers peuvent alors vendre le reste à leur convenance, l'État peut aussi refuser tout ou partie de la dation ou demander à négocier les œuvres qui entrent dans la dation. Dans le cas de Cioran, il s'agissait de tous les manuscrits en possession de sa compagne, cela sans aucune valeur vénale. C'est donc un don gratuit qui rentre dans un cadre bien plus ancien des dons faits à l'État (ici l'Éducation nationale). De tels dons existent de la part des héritiers, des années après le décès : par exemple, la fille et la petite-fille de Breton ont fait don à l'État des parties de la collection de Breton qu'elles ont elles-mêmes rachetées lors de la vente aux enchères qu'elles avaient organisée. De même, il existe aussi des dépôts (les manuscrits de Proust par exemple sont en dépôt à la BN, les manuscrits de Paulhan ou de Céline sont en dépôt à l'IMEC). Le problème juridique est donc bien plus simple que cela et bien plus complexe, voire inédit : l'État est propriétaire des manuscrits et cela sans avoir à concéder d'impôts à des successeurs (cas de la dation), mais il faut maintenant prouver que ces manuscrits se trouvaient bien présents dans ce qui était envisagé (l'ensemble des manuscrits) et prouver qu'il n'y a pas eu faute ou négligence lors de l'examen de l'appartement : cela peut sans doute se faire si l'on établit que les manuscrits se trouvaient en réalité dans un autre lieu comme un grenier, une cave, fait que le frère aurait pu dissimuler ou taire ou ignorer à l'époque. J'ai parlé récemment du cas de Raymond Roussel : on a découvert plus d'un demi-siècle après son décès dans un garde-meuble une malle entière de manuscrits qui représente dix fois son œuvre et qui est toujours en cours de répertoriage ou de copie. Je ne sais comment l'affaire Roussel (l'État est son héritier) a été traitée (à mon avis par une transaction à l'amiable), mais l'affaire Cioran ne me semble différer que sur un point de celle-là : il y a des brocs qui veulent tirer le maximum d'argent de l'affaire et qui ont pris soin de s'entourer de précautions sur une version de l'histoire (notons qu'il a fallu huit ans entre l'invention et la mise en vente, ce qui n'est pas tout à fait normal dans le milieu). La fable de l'expert qui reste trois jours dans un deux-pièces et qui ne voit aucun manuscrit, cela ne passe pas du tout ! C'est bon pour le gogo à qui on vend sa came, mais c'est vraiment un scénario de bas-étage qui a demandé huit ans de construction mentale et d'échaffaudage de plans. Il y a quelque chose qui manque dans l'histoire et qui va se retourner contre les auteurs de la fable, parce qu'on retrouve toujours la pièce manquante.
Écrit par : Dominique | lundi, 12 décembre 2005
Bon, voilà un commentaire éclairé et qui prend position. Mais Dominique, tu parais mettre Peyré en cause ou est-ce que je comprends mal ?
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 12 décembre 2005
Pas du tout ! Je me dis que quelque chose a pu manquer dans l'inventaire des lieux au moment du décès, par exemple il pouvait y avoir un garde-meubles a bail distinct (ce fut le cas pour Roussel), une cave, un grenier (je disposais par exemple d'un rabicoin dans un grenier et d'une place de vélo dans un garage fermé lors de mon précédent bail sans que ce soit mentionné sur le contrat, j'avais aussi un placard pour mes papelards dans un couloir et hors de mon bail). Peyré a exploré le deux-pièces qu'on lui donnait comme le logement, mais rien ne dit que les manuscrits ne se trouvaient pas ailleurs : il pouvait y avoir un quelconque débarras dans l'immeuble ou en dehors, laissé à disposition de manière gracieuse ou non, l'héritier ne le connaissait peut-être même pas encore lors de l'inventaire et c'est le concierge ou une voisine qui lui en a parlé après parce qu'il faudrait débarrasser. La difficulté vient de ce que la broc affirme que cela vient seulement du deux-pièces pourtant fouillé. Mon avis, c'est qu'elle ne dit pas tout au sujet des lieux débarrassés et que les huit années ont été suffisantes pour s'assurer qu'il n'existait pas de preuves de l'existence d'un endroit que l'expert ne pouvait pas connaître au moment de la visite. Je m'avance beaucoup, mais je crois qu'elle ne dit pas tout. Attendre huit ans ! à d'autres...
Écrit par : Dominique | lundi, 12 décembre 2005
J'ai mieux compris ton raisonnement. Effectivement, de 1997 à 2005...
Ce que je ne saisis guère, c'est le fait que Mme Boué ait fait part de son intention de donation sans donner de suite à cette décision de 1995 à sa mort, deux ans plus tard.
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 12 décembre 2005
L'affaire rebondit http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3246,36-742475@51-726216,0.html
Écrit par : Dominique | vendredi, 17 février 2006
Le lien ne fonctionne pas...
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 17 février 2006
Voici l'article que voulait nous indiquer Dominique (du moins je le suppose) :
La Roumanie se porte acquéreur de manuscrits de Cioran
LE MONDE | 17.02.06 | 15h25 • Mis à jour le 17.02.06 | 15h25
L'affaire des manuscrits d'Emil Cioran, dont la vente aux enchères avait été annulée en référé, le 2 décembre 2005, par la cour d'appel de Paris (Le Monde du 5 décembre 2005) n'est pas close.
Les juges du fond ont été saisis par l'avocat de l'une des parties le 1er février, dans le délai imparti, pour trancher le conflit de propriété qui oppose une brocanteuse et la chancellerie des universités, qui gère la bibliothèque littéraire Jacques-Doucet à Paris.
L'enjeu est important : parmi les 37 manuscrits en question, figurent plusieurs versions de l'un des ouvrages majeurs de l'écrivain roumain mort en 1995, De l'inconvénient d'être né (1973). Le tout a été estimé à 150 000 euros.
Simone Baulez, brocanteuse, dit avoir trouvé les manuscrits en 1998, en débarrassant l'appartement parisien qu'occupaient Cioran (mort en 1995) et sa compagne, Simone Boué, à la demande du frère de cette dernière.
"Si le frère de Mme Boué avait su que les manuscrits de Cioran se trouvaient dans l'appartement, il n'aurait pas demandé à la brocanteuse de le débarrasser. Le contrat est vicié par l'erreur, ce qui entraîne sa nullité", a indiqué au Monde Jean-François Canat, l'avocat de la chancellerie des universités.
La chancellerie s'appuie, par ailleurs, sur un courrier que lui avait adressé Mme Boué, en février 1995, dans lequel elle faisait part de son intention de faire don à la bibliothèque Jacques-Doucet de "tous les manuscrits" de Cioran, édités ou inédits. Une exceptionnelle donation avait suivi, fin 1995, après la mort de l'écrivain (le 20 juin).
Un nouvel acteur vient de faire irruption : le ministre roumain de la culture, Adrian Iorgulescu, a fait savoir que son pays souhaitait acquérir les fameux manuscrits : "Tout d'abord, la situation juridique doit être clarifiée : à qui appartiennent ces manuscrits ? Puis nous contacterons le détenteur légal (...) et nous lui ferons une proposition directement. Je pense que les héritiers de l'écrivain souhaiteraient que les manuscrits soient mis à la disposition d'une institution culturelle en Roumanie", a indiqué le ministre.
Clarisse Fabre
Article paru dans l'édition du 18.02.06
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 17 février 2006
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