mardi, 06 décembre 2005
À classer
Durant trois ans, de 2001 à 2004, j’ai classé les archives de l’ancienne université de Paris, celle que 1968 fit exploser et que la loi Edgar-Faure de novembre 1968 transforma en treize universités pluri-disciplinaires. Ces documents remontaient au XIXe siècle et le classement a demandé quelques vingt années, je crois. Je me suis également occupé des archives de l’ancienne école normale supérieure de jeunes filles de Fontenay-aux-Roses, devenue par la suite Fontenay-Saint-Cloud puis ayant émigré à Lyon. J’ai encore trié quelques fonds divers et j’ajoute que j’ai, durant ces trois années, contracté une solide allergie à la poussière de stockage, ce qui, pour un amoureux du (vieux) papier, est cruel. Tout cela se passait au rectorat de Paris, dans les locaux de la Sorbonne. C’était un local de pré-archivage, les cartons, avec leurs répertoires, étant ensuite versés aux archives nationales, plus précisément au centre des archives contemporaines (CAC) de Fontainebleau. Les chercheurs en histoire de l’éducation disposent ainsi de fonds considérables dont l’intérêt est triple : historique, pédagogique et administratif.
Cela représente des millions de feuilles de papier, quelques dossiers passionnants, d’autres moins intéressants. Cela représente surtout, et c’est pour cela que j’en parle ici, un usage (en même temps qu’une utilisation) de l’écrit qui laisse rêveur. En effet, une large part de ces documents n’existerait plus aujourd’hui, l’usage du téléphone et, par la suite, d’internet ayant réduit considérablement la production d’écrits. Au moins sur ce plan : tout ce qui se règle par téléphone, par exemple, ne laisse plus de traces ; plus de lettres demandant un rendez-vous, de réponses l’accordant, plus de correspondance du type : « Pense à prendre ton parapluie car il pourrait pleuvoir » (j’exagère à dessein). Tout ce qui se traite par courrier électronique ne figurera plus désormais dans les archives, sauf à imprimer le moindre message, ce qui n’aurait pas de sens.
Les dossiers d’aujourd’hui, archives de demain, seront plus légers mais je me demande ce que trouveront les chercheurs. Il ne seront plus encombrés de lettres sans intérêt autre que leur charme désuet, mais ils auront devant eux des dossiers pratiquement vides. De plus en plus de choses se traitent numériquement et ne sont pas toujours conservées dans des disquettes ou dans des CD. Il y a toujours, dans l’administration de l’Éducation nationale, beaucoup de papier, certes, mais tout de même moins qu’autrefois, vraiment beaucoup moins. Surtout – est-ce une habitude, contractée, de l’éphémère ? – on ne le conserve plus systématiquement, comme on le faisait. Il ne viendrait plus à l’idée de personne, à présent, d’archiver pour l’éternité, notre dérisoire éternité, un dos d’enveloppe sur lequel on peut lire : « À classer ».
07:00 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (8)
Commentaires
Même problème pour les manuscrits d'auteurs. Plus de brouillon raturés, de versions remaniées. Le traitement de texte n'aura conservé que la dernière version, celle qui sera imprimée.
Écrit par : Feuilly | mardi, 06 décembre 2005
C'est exact. Je ne sais pas si on mesure bien ce que cela va représenter dans l'avenir. Un avenir que nous ne connaîtrons pas mais ça ne change rien.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 06 décembre 2005
D'abord je renvoie à cet intéressant billet de Paul Sharville (en français) : http://www.nakedtranslations.com/fr/2005/11/000540.php
Ensuite, même si le petit bleu, le pneu, le télégramme, le poulet ont plus ou moins disparu, cela n'empêche nullement la prolifération des versions imprimées de fax, de courriels, de brouillons ou de pré-versions de textes obtenus par informatique. Cela n'est pas archivé, certes, mais la consommation de papier n'a jamais été aussi grande du simple fait de l'extension de l'informatique ou de la photocopie ! On distribue un document à chacun des cent professeurs et on fait dix affiches en format A3 pour que ce soit bien visible (et autant de brouillons avant pour que ce soit bien imprimé). La photocopieuse remplace le manuel ou la prise de notes, et comme on pense à faire de belles présentations (surtout avec les polices qui font prétendument sympa comme l'horrible Comics, le tout en soulignant le gras italique de corps 18 en violet pâle) et des marges confortables, cela donne dix photocopies pour un contenu qui pourrait être noté sur une banale page imprimée de manière traditionnelle. Les élèves ne savent d'ailleurs plus faire la distinction entre une page et une feuille ou un cahier. Bref, jamais le papier à vocation périssable et non classable n'a connu une telle croissance qu'aujourd'hui. Peu importe que le Journal Officiel soit désormais accessible seulement sous forme immatérielle, la réalité de la vie du papier est tout autre et ce n'est pas le moindre des paradoxes d'une prétendue simplification qui aboutit au cul par dessus tête.
Écrit par : Dominique | mardi, 06 décembre 2005
Je suis bien d'accord avec vous et c'est ce que je disais, pudiquement, en notant "Il y a toujours, dans l’administration de l’Éducation nationale, beaucoup de papier". C'était une litote. Mais ce papier, outre qu'il est utilisé sans discernement (gaspillage) n'est pas conservé. Je me pose vraiment des questions sur le travail des historiens de demain ou d'après-demain. Devront-ils croiser des publications anciennes pour en produire de nouvelles, faute de pouvoir aller aux sources elles-mêmes ?
(J'ai beaucoup ri en lisant : "Le tout en soulignant le gras italique de corps 18 en violet pâle" parce que c'est exactement ça).
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 06 décembre 2005
J'ai négligé de dire que le tout était étiré, décliné et ombré grâce aux magiques effets de WordArt qui permettent de rendre la moindre chose totalement illisible et kitsch.
Écrit par : Dominique | mardi, 06 décembre 2005
Je ris beaucoup parce que j'observe souvent des choses comme ça, moi l'amoureux de la typographie...
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 06 décembre 2005
Et en ce moment, on peut rajouter autour du texte la guirlande de branches de sapin, de houx et de boules multicolores, plus tout ce que permettent les cliparts !
Écrit par : Dominique | mardi, 06 décembre 2005
Plus sérieusement, je discutais un jour avec un ami, c'était dans les années 80, à l'époque de la parution de Magazine Hebdo, un journal de droite très dure.
Cette publication avait choisi un caractère que je trouvais visuellement très agressif, surtout dans le corps choisi, et une mise en page en rapport. Le tout servait parfaitement le propos.
Je disais à l'ami en question, qui ne s'était jamais rendu compte de cela, qu'on n'imprimait pas n'importe quoi dans n'importe quel caractère. Il s'en est étonné, a fini par en convenir mais je ne suis pas sûr de l'avoir vraiment convaincu. La typographie peut servir les idées. Elle ne fait pas tout, mais elle fait beaucoup.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 07 décembre 2005
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