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vendredi, 02 décembre 2005

Au café du coin

Comme tout le monde, je déjeune quelquefois avec des amis. Je dispose de peu de temps lors de la pause méridienne – ah, cette expression technocratique ! – et nous nous rendons par conséquent dans un petit café du boulevard de l’Hôpital, non loin de l’endroit où je travaille. C’est un établissement où l’on mange plutôt bien, pour peu d’argent ; qui plus est, la serveuse est aimable et la patronne jolie.

 

L’autre jour, Léonard de Vinci est venu partager avec moi un travers de porc arrosé de merlot. Il louchait un peu sur la serveuse et m’a fait confidence, le vin sans doute ayant produit quelque effet, de la forte impression que lui faisait ce qu’il nomma son « tambourin ». J’étais ennuyé car j’avais espéré de Vinci un propos plus élevé, mais demeurait en moi l’espoir de voir naître bientôt une nouvelle Joconde. Il faut ce qu’il faut. Léonard, cependant, a le don de se déclarer en retard et obligé de partir au moment de régler l’addition. Je m’y suis fait, il est si charmant le reste du temps.

 

J’ai coutume d’inviter Einstein, également. Si je passe sur le fait qu’invariablement, il salit sa moustache, je ne suis pas mécontent de pénétrer dans le restaurant en sa compagnie. Même sans merlot, l’effet est garanti. Il faut dire qu’il a de l’allure et que son visage attire la sympathie. Enfin, l’autre jour, je n’étais pas très tranquille, à le voir griffonner des formules de physique et de mathématiques sur la nappe en papier (avec lui, on ne sait jamais ce qui peut advenir), s’absorbant de plus en plus dans ses pensées tandis que Christelle – la taulière – lui demandait s’il désirait un café : « Et pour monsieur Albert ? », s’impatientait-elle, le pied nerveux tapant du talon.

 

L’autre jour, déjeunant avec l’Empereur, j’ai commis une bévue. J’avais purement et simplement oublié l’anniversaire d’Austerlitz. Napoléon en fut attristé et son humeur s’assombrit encore lorsque la serveuse lui déclara qu’elle n’avait plus de mousse au café, son dessert préféré. Il devait se dire que ce n’était pas son jour. « Sire, ai-je tenté, peut-être qu’une île flottante… » La gaffe ! L’Empereur ne supporte plus les allusions aux îles. Il crut que je me moquais… Il est parti furieux. Devant le café, Las Cases l’attendait, qui lui ouvrit, l’air digne, la portière arrière de sa Mercédès noire puis s’installa au volant.

 

Christelle a compris qu’elle ne devait rien proposer à Beethoven, puisqu’il n’entend pas. Elle dépose donc l’ardoise sur la table, sous son regard. Il choisit et clame le nom du plat, très fort. Christelle n’a pas besoin de noter la commande, le cuisinier l’entend depuis ses fourneaux : « Et une raie, une ! » Impossible, toutefois, d’obtenir du serveur, au bar, qu’il ne salue pas mon ami, lorsqu’il entre, d’un très machinal « M’sieur Ludwig ».

 

 

J’hésite, chaque fois que Verlaine me téléphone, à l’accepter comme commensal. Il est trop vite ivre, c’est ennuyeux, surtout pour ma réputation, l’ensemble des clients de l’endroit provenant de l’antenne de l’université implantée sur le trottoir d’en face ou de la grande école qui m’emploie. J’ai même coutume de dire « L’annexe » en parlant du restaurant. Mais quoi ! La conversation de Lélian est passionnante et, chaque fois, le bougre m’émeut considérablement. Il ne s’est jamais remis du départ de Mathilde, de ne plus tellement voir son fils Georges, de l’abandon de Rimbaud : la dernière fois qu’il l’a croisé, à Stuttgart, l’Ardennais l’a roué de coups, l’ingrat, le laissant pour mort sur le bord du chemin. Le décès de Lucien Létinois a ensuite abattu le pauvre Verlaine. Alors, mon Dieu, je le laisse boire plus que de raison.

 

Je soupçonne la serveuse d’avoir un faible pour Sartre. Sait-elle qu’il est déjà couvert de femmes ? Il faut dire qu’il est extrêmement généreux et laisse en pourboire l’équivalent du prix du repas. Il me confie : « Robert Gallimard trouve toujours que j’exagère. Il me dit que c’est trop. Mais pourquoi ? » Entre nous, je ne suis pas certain que Sartre trouve très correct le « Popaul » que lui donne Christelle, lorsqu’elle l’accueille. Il sourit à moitié lorsqu’elle se permet cette familiarité mais c’est dans la moitié manquante que je sens son désaccord. Comme il est très gentil, il ne dit rien. Tout en mangeant, il lit un ouvrage au titre compliqué. Il ne perd pas un mot de notre conversation. Au dessert, il la résume puis me parle en détail de l’ouvrage qu’il vient de lire. Bref, c’est Sartre. Une intelligence rare. Oui… Il boit trop, lui aussi.

 

À suivre

Commentaires

Etrange, ce Vinci, qui préfère le "tambourin" de la serveuse (laquelle n’est qu'aimable), à celui de la patronne (qui elle est franchement jolie). Que veulent dire ces amours ancillaires? Un peu de noblesse, que diable ! Ce bonhomme n’aboutira à rien, pas même en peinture.

Écrit par : Feuilly | vendredi, 02 décembre 2005

Je reviens justement du café en question où j'ai déjeuné avec Martine. J'avais oublié de dire que la serveuse se prénomme Valérie.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 02 décembre 2005

Jacques, je veux bien déjeuner avec vous dans ce café, pour faire la connaissance de Valérie.

Écrit par : desavy | vendredi, 02 décembre 2005

Moi qui croyais que c'était pour le plaisir d'être en ma compagnie...

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 02 décembre 2005

Comme il doit être valorisant de déjeuner à votre table Jacques ! Je me mets à la place de votre épouse. Non seulement vous ne conversez qu'avec les génies, mais en plus, lorsque vous daignez lever les yeux vers une présence féminine, c'est encore pour mater la patronne.
Bravo Martine pour votre abnégation !

Écrit par : Jul | vendredi, 02 décembre 2005

J'aime bien votre humour, Jul. Je vous aime bien...

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 02 décembre 2005

Et puis, je suis bien contente d'être le premier public de Jacques ; ça vaut souvent bien des compliments...

Écrit par : Martine Layani | vendredi, 02 décembre 2005

Tiens, je ne savais pas que Vinci pouvait s'intéresser au tambourin de la serveuse, on raconte pourtant qu'il en piquait plutôt pour les petites joyeuses de ses modèles adolescents. C'est un scoop que vous avez là !

Écrit par : Benoit | samedi, 03 décembre 2005

Qui a dit que ça n'intéresse pas grand monde ? C'est tout à fait charmant.

Écrit par : fuligineuse | lundi, 12 décembre 2005

Ah bon, eh bien, tu as un deuxième épisode à lire...

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 12 décembre 2005

Chouette ! une réponse presque en temps réel !

Écrit par : fuligineuse | lundi, 12 décembre 2005

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