vendredi, 02 décembre 2005
Assez
S’il est une expression qui me répugne, c’est bien celle-ci. Elle me rend malade et pourtant, elle est de plus en plus employée, même à tort et à travers.
Comme un roman.
La correspondance de Truc se lit comme un roman. Ce traité se lit comme un roman. C’est insupportable et dévalorisant, à la fois pour le roman dont on laisse supposer qu’il se lit facilement (et je ne demande pas à un livre de se lire facilement ; je n’attends pas de lui qu’il soit nécessairement abscons, certes, mais je ne veux pas qu’il se lise facilement) ; mais aussi pour l’autre livre, celui qu’on compare à un roman, en laissant entendre qu’il se lira facilement (ah, cette sainte horreur que j’ai de la facilité) et qu’ainsi, le lecteur ne se fatiguera pas. Pauvre lecteur, qu’il faut chouchouter, assurer sans cesse qu’il n’aura pas trop d’efforts à faire. C’est lamentablement honteux, honteusement lamentable.
Je n’aime pas, je déteste, je hais, j’exècre, j’abhorre cette expression.
Et puis, il est des romans qui ne se lisent pas comme un roman. Ils demeurent exigeants et ne s’avalent pas. Qui les écrivit ? Oh, des gens sans importance, des auteurs de trois fois rien, Vailland, Mauriac, Hugo, Gary, Hemingway, Flaubert... De ceux-là, je veux bien lire des romans. Ou bien, si j’en crois l’ami Dominique Autié qui nous parle de lui, et pourquoi ne le croirais-je pas ?, Ramuz.
Autrefois, on disait « comme le journal ». Oh, ça se lit comme on lit le journal, ça. C’était dévalorisant pour les journaux, mais les journaux méritent d’être dévalorisés, ils n’étaient déjà pas très bons et ils sont tous devenus très mauvais, il faut bien le dire. Seulement voilà, aujourd’hui, on respecte la presse (alors qu’elle est nulle), on la craint, on n’ose plus dire du mal des journalistes, on les admire nécessairement. Alors, on dit « comme un roman ».
Je n’aime plus beaucoup les romans, on le sait. Nous en avons parlé ici. Mais si on les associe à la facilité – et, pourquoi pas, à la détente, à la distraction, au loisir, trois mots hideux – alors, c’est la fin.
07:00 Publié dans Humeur | Lien permanent | Commentaires (17)
Commentaires
J'aime bien les notes de Jacques Layani, elles se lisent comme un roman.
Écrit par : Sébastien | vendredi, 02 décembre 2005
Ah, vous êtes dur, Sébastien ! Mais j'aime votre amitié.
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 02 décembre 2005
Vous savez qu'en stigmatisant cette expression vous faites d'une pierre deux coups : vous conspuez (et je fais volontiers – oh combien ! – chorus avec vous) un livre et son auteur. Livre dans lequel ledit auteur pèse de toute une veule démagogie clientéliste en énonçant les "droits imprescriptibles du lecteur" :
1. Le droit de ne pas lire.
2. Le droit de sauter des pages.
3. Le droit de ne pas finir un livre.
4. Le droit de relire.
5. Le droit de lire n'importe quoi.
Etc.
Si nous nous en tenons, avec rigueur, à sa démarche, un livre qui se lit comme un roman est un non-livre pour non-lecteur. Dont acte.
Pour revenir au fond de votre propos, que nous soyons confrontés à la fin d'un genre, je me rangerais volontiers à cette analyse. À nous de contribuer à inventer d'autres formes, sachant que nous entrerons certainement dans une certaine "clôture", sur un mode dense, resserré, déroutant. Un équivalent pour la littérature de l'Église du silence des premiers siècle. Une quasi clandestinité de la langue. Voir Quignard, dont la démarche me semble caractériser ce cheminement vers une autre forme, vers une difficulté décisive, vers une langue du secret.
Écrit par : Dominique Autié | vendredi, 02 décembre 2005
Je ne le visais pas mais j'ai pensé à l'auteur en question, effectivement, qui, il y a quelques années, a fait un titre de cette expression. Je n'aime pas du tout ce monsieur.
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 02 décembre 2005
Notons que de telles réflexions émanent de personnes qui ne sont pas des passionnées de littérature. C’est dans le langage courant que l’on trouve de semblables expressions. Et quand je dis dans le langage courant, je n’ai pas voulu dire dans les milieux populaires mais en général chez ceux, même diplômés et occupant des postes importants dans la société, qui ne lisent pas. Ou alors précisément qui lisent des banalités pour se distraire. Pour eux seule importe l’intrigue et quand Mme Bovary trompe son mari ils y voient une version XIX° des « Feux de l’amour » ou de je ne sais quel autre navet dont la télévision a le don d’abreuver ses téléspectateurs.
Notons aussi qu’il n’y pas que le roman a être ainsi déprécié. La poésie, elle non plus n’ a pas bonne presse chez certains. Elle fait sourire, comme s’il s’agissait d’une activité mondaine pour vieilles dames respectables qui se rassemblent autour d’une tasse de thé. Ou alors on en rigole franchement, tournant en ridicule la versification, que l’on imite dans une parodie grandiloquente qui ostracise de fait celui qui se dirait amateur de cet art.
Lire des histoires inventées ? Vous n’y pensez pas. On réserve cela aux enfants et encore. Mieux vaut être dans la vie, dans le concret.
Ou alors, il faut que la notoriété de l’auteur justifie votre achat. Autrement dit on ne lit X ou Y que parce qu’ils sont incontournables, qu’ils ont été vendus à des millions d’exemplaires et qu’on voit leur tête tous les jours à la TV. Alors là, tout de même, si on veut faire bonne figure et se dire cultivé, on ne peut pas faire moins que de lire leurs livres. « C’était bien le bouquin de Machin ? » « Oui, je l’ai terminé à deux heures du matin. J’ai passé trois chapitres et toutes les descriptions afin de connaître plus vite le nom de l’assassin. Cela ferait un beau film… »
Écrit par : Feuilly | vendredi, 02 décembre 2005
Tiens, j'aimerais orienter le débat sur les descriptions, justement. Plus le temps passe, plus je suis sensible aux descriptions. De plus, s'il est un domaine où peut s'exercer le travail d'écriture, c'est bien celui-là. Plus les années s'accumulent, plus je me plais à décrire -- ou, soyons très humble, à tenter de décrire -- comme on ne l'a jamais fait. Ce n'est pas un manque de modestie, attention ! Je dis bien : je tente de faire ça. Je cherche des voies nouvelles, des expressions autres, des modes de composition différents, je mêle le mode supposé prosaïque et celui dit poétique, toujours pour parvenir à la "justesse de l'énonciation" (cf nos conversations précédentes ; décidément, je fais vraiment mienne cette expression).
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 02 décembre 2005
Vous négligez la version la plus fréquente : « cela se lit (regarde) comme un policier (un polar) ». Dans ce cas, la formule s'applique aussi bien aux livres qu'aux films. Lorsqu'on demande pourquoi, l'explication la plus fréquente est : il y a du suspense, on veut connaître la suite, on a envie de voir la fin. Et dans la majeure partie des cas, les références vont au roman policier le plus conventionnel et académique (disons le roman à énigme, du type whodunit) ou bien le roman policier dans ses formes les plus abâtardies (roman de prétoire à la Grisham, roman ésotérique à la Dan Brown, roman médico-légal à la Cornwell, roman informatique à la Thierry Breton, roman à l'eau de rose à la Higgins Clark). Que l'on comprenne bien : il y a des livres policiers qui ne se lisent pas vraiment aussi facilement que ça. La complexité des intrigues d'Ellroy ou de Thomson, la rigueur de l'écriture de Manchette ou de Chandler, l'inventivité de Siniac, cela nécessite un effort du lecteur. Il y a des films policiers d'une rare densité même si tout le monde n'est pas Melville. Or il me semble que l'on peut s'attarder sur certains détails dans les bons romans policiers et que la satisfaction d'une sorte de pulsion thanato-érotique n'est pas un critère littéraire valable. Il n'est pas important du tout que l'énigme soit résolue ou que le roman ait une fin, l'exploration d'un monde ou d'une esthétique peut suffire. En ce qui concerne Pennac, je ne l'estime même pas comme auteur de polars, il avait recyclé sous une forme pasteurisée les ingrédients du nouveau polar avant de se blanchir.
Écrit par : Dominique | vendredi, 02 décembre 2005
je prends le pari que dans quelques années (serons-nous encore là ?) on dira "ça se lit comme un blog"
à moins que... à moins que
[ne vienne] « LE PRINTEMPS
COMME UNE DRAPERIE
SUR NOS CORPS EBLOUIS »
ce qui sera très injuste pour certains blogs qui valent la peine (toute notre condition humaine est dans cette expression "ça vaut la peine")
Écrit par : Patrick Dalmasso | vendredi, 02 décembre 2005
Oui, Patrick, c'est vrai. Et "prendre la peine", et "se donner la peine" aussi. Quel désert...
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 02 décembre 2005
Oh non ! demain, ce sera : on se croirait dans la télé-réalité tellement cela semble vrai et prenant. Mieux que la réalité, mieux que la télévision, mieux que la littérature, c'est la téléréalité dont je me demande comment elle n'a pas encore dévoré la littérature (même si on peut observer des produits dérivés des prétendues vedettes et les effets secondaires déjà chez Angot, Houellebecq, Nothomb, Beigbeder, Ardisson et quelques autres du même acabit). Il y a même des blogues de certains journalistes ou écrivains qui se donnent sur ce modèle, on attend la suite du feuilleton indécent ou prétendument scandaleux. J'ai parfois des envies de désert et de silence quand je vois le bruit qui nous environne, qui nous transperce et qui nous défigure. Rendre le monde de plus en plus illisible, c'est la grande tâche contemporaine !
Écrit par : Dominique | vendredi, 02 décembre 2005
Oh non ! demain, ce sera : on se croirait dans la télé-réalité tellement cela semble vrai et prenant. Mieux que la réalité, mieux que la télévision, mieux que la littérature, c'est la téléréalité dont je me demande comment elle n'a pas encore dévoré la littérature (même si on peut observer des produits dérivés des prétendues vedettes et les effets secondaires déjà chez Angot, Houellebecq, Nothomb, Beigbeder, Ardisson et quelques autres du même acabit). Il y a même des blogues de certains journalistes ou écrivains qui se donnent sur ce modèle, on attend la suite du feuilleton indécent ou prétendument scandaleux. J'ai parfois des envies de désert et de silence quand je vois le bruit qui nous environne, qui nous transperce et qui nous défigure. Rendre le monde de plus en plus illisible, c'est la grande tâche contemporaine !
Écrit par : Dominique | vendredi, 02 décembre 2005
Quand je dis que je veux aller vivre à la campagne le plus tôt possible !
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 02 décembre 2005
Ah le silence! Comme celui qui suit la musique de Mozart. Un vide rempli de plein, une vacuité dont on apprécie la plénitude.
Ou bien tout simplement un vide profond, sans limites, infini, comme l'océan.
"Sois calme ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille,
Tu réclamais le soir, il descend, le voici..."
Écrit par : Feuilly | vendredi, 02 décembre 2005
"Tiens, j'aimerais orienter le débat sur les descriptions, justement."
Vailland, encore lui, quand il nous "colle" une description, ce n'est jamais gratuit. D'abord c'est bien fait, ensuite cela sert le propos, la structure de l'histoire, la couleur du personnage. Mais je prêche un convaincu...
Écrit par : fuligineuse | lundi, 12 décembre 2005
Ah mais Vailland c'est la grande classe, l'allure. La description conjuguée avec le "style sec", ça vous a des airs royaux.
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 12 décembre 2005
Les descriptions qui ne servent à rien, c'est bien aussi (surtout)...
Écrit par : Guillaume | lundi, 12 décembre 2005
Est-il vraiment des descriptions qui ne servent à rien ? Je ne sais pas... De toute façon, je suis devenu en prenant de la bouteille amoureux des descriptions. A condition, naturellement, qu'elles soient travaillées, que l'auteur recherche la "justesse de l'énonciation" en l'alliant à l'originalité. Bref, cela se nomme le talent.
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 12 décembre 2005
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