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mercredi, 30 novembre 2005

Aillant, par Martine Layani-Le Coz

J’ai touché de ma main le temps qui s’écoule. Le bruit des pas sur les petits cailloux s’associe au vol discret des insectes. Je sais que je m’accroche à ces chants parce qu’ils m’arrachent au présent. Cette sérénité trompeuse pousse à l’inertie. Mes cheveux sont des herbes, mes yeux des pétales qui se ferment la nuit. Le souvenir d’une enfant qui courait au soleil se distille lentement. Mon regard s’arrête aux dessins des assiettes, retenant ma mémoire aux pointes des grilles bleues, ouvragées comme autant d’étés passés.

 

Il y avait le trot éclatant des chevaux sous les charrettes grinçantes, le braiment d’un âne ouvrant la matinée, l’odeur mélangée de l’herbe et du lait. Sans autre souci que leur perception, notre enfance s’allongeait jusqu’à la nuit tombée. Comblés nous étions, ô combien plus que ces charmants bambins que console accessoirement la richesse. Ici mieux qu’ailleurs, s’approche-t-on de soi-même. Le silence y résonne de voix familières, tant de rires, de joies, de colères enfantines ; la découverte de nos secrets de polichinelle valait bien le marc de café.

 

Et voici que les roses ont remplacé les lys ; le ciment a pris la place des briques. Une grille noire succède à la grille verte et la sonnette à la clochette qui s’est tue. Il ne passe plus devant la maison que des autos, des camions, incongrus dans ce qui reste un village pour nos souvenirs. J’ai peur qu’un été, nous n’y voyions plus de papillons. Chaque brique rouge avait gardé sur les hivers un œil ouvert. Les nuages peuvent se succéder devant le ciel bleu, les arbres peuvent tendre leurs branches vers ces voyageurs lointains, quelque chose en eux s’évanouit déjà. Leur substance, de même que la nôtre, n’est pas faite pour la durée. La pierre vit à un autre rythme, d’autres vies nous regardent passer avec envie, sans comprendre. Connaître sa juste place est le parti-pris du bonheur. Derrière les gestes de la vie, nous cherchons notre position, et plus notre conscience s’ouvre à la taille de l’environnement, plus il devient difficile de cerner notre creuset.

 

Il est bien loin le temps où les fils électriques étaient si peu tendus qu’au travers des chemins, les hirondelles sautaient à la corde. On passait nos vacances, avec un peu de chance tout l’été, chez des oncles ou des grands-parents. En fin d’après-midi, quand le soleil chauffe un peu moins fort, les chevaux revenaient des champs. Les charrettes débordantes qu’ils tiraient en peinant du haut en bas et puis retour, par les raidillons, encouragés de force hue et dia, portaient jusqu’à la cour de notre maison leur odeur fauve et salée. Sitôt les premiers grincements de moyeux entendus, nous courions jusqu’à la grille et demandions la permission de sortir pour admirer ces bêtes courageuses. Nos héros à crins jaunes ou marron hennissaient en passant et déposaient parfois un crottin chaud devant nos regards attentifs. Le jardin avait besoin d’engrais. On prévenait le grand-père qui allait, à la suite des croupes ondulantes, récolter avec promptitude ces boules précieuses. Nous tenions, en procession, la pelle et la binette, et lui, poussant la brouette, souriait sous sa casquette.

 

Arrivés au jardin, la tête encore perdue dans les chemins qui longent les champs, nous restions sous les arbres fruitiers ou dans les allées, seuls accès autorisés à nos pieds maladroits. Nos joues se coloraient de soleil au-dehors et de cerise au-dedans. Les groseilles qu’on croquait à même l’arbuste envahi de toiles d’araignées, étaient à notre portée. Quand le travail se prolongeait et que les vaches appelées au secours de notre oisiveté devaient rentrer, nous savions qu’il nous faudrait, à notre tour, regagner la cour et la maison.

 

Grand-mère rinçait alors la laitière blanche au liseré bleu et nous la confiait avec un peu de monnaie. C’était une responsabilité. Les produits de la nature nous semblaient sacrés. Tout était sérieux, même si rien n’était grave.

 

Le monde n’est plus qu’envie. Trouver la vie bonne, une espèce de farce ou la trouver dure, ainsi que le pain de la veille, nous ne la cherchions pas, c’est elle qui nous débusque. Nous avions des mots pour nous battre, des mots pour nous plaindre, des mots pour le plaisir, bien à nous, presque intimes. Insouciants ? Mais bien sûr ! Aujourd’hui, il faut être « ouverts », bienveillants et énergiques. Hors de ces qualités, point de salut. À présent que la guerre est partout, répandue comme un cancer, l’énergie n’est plus dans une bataille. La politique non plus n’est plus une arme, elle ne nous sert que d’alibi. Le combat est toujours ailleurs, toujours plus urgent, plus juste, les réveils ont sonné si tard. Le bon moment, la bonne place, la crédibilité des professionnels, toutes ces tâches, tous ces loisirs, tout cet ennui… Nous voici au temps où l’humain se doit de mûrir plus vite que le blé qu’il sème.

 

Juin 1991

21:10 Publié dans Humeur | Lien permanent | Commentaires (3)

Commentaires

Martine, où donc est ce pays aujourd'hui disparu et qui ne subsiste que dans vos souvenirs d'enfant?

Quelle est cette région où les maisons sont en briques et les grilles peintes en vert et où pourtant il faut attendre la fin de l'après-midi pour que le soleil frappe moins fort? La campagne, certes, avec ses vaches et ses chevaux de labour. Une campagne par ailleurs vallonnée, puisqu'il faut encourager ces pauvres chevaux à grimper les raidillons. Mais encore? Les vaches ici décrites sont-elles normandes, comme les arbres fruitiers ? Pourtant, le soleil qui colore les joues évoque, lui, le Sud profond, ce Sud au mille vergers.

Alors ? Un pays d’entre-deux ? Une Mayenne d’autrefois ? Une terre où coule la Loire ? Ou bien plus bas ces contreforts du Massif central ? Point la Corrèze chiraquienne, non. Plus bas encore. Une terre de révolte déjà, comme le Limousin ou le Quercy, une terre de pays d’oc où l’on dit non à Paris et aux barbares venus du nord?

Mais là-bas, pourtant, point de maisons en briques…

Quant aux papillons, comme partout, ils s’en sont allés. Ils ne volent plus que dans notre mémoire, d’un vol d’ailleurs mal assuré, au point qu’on finit par se demander s’ils ont jamais existé.

Comme on finit par douter de ce temps de l’enfance où tout avait un sens et où, forcément, le paysage était en harmonie avec notre moi le plus profond. Est-ce que nos yeux ont déformé les choses au point de les idéaliser ou bien est-ce que vraiment tout s’est transformé jusqu'à dépérir ? Les deux sans doute. Mais quand parfois, lors de trop rares vacances, je découvre une région où les papillons continuent à voler, je me dis que l’essentiel est à jamais perdu.

Écrit par : Feuilly | jeudi, 01 décembre 2005

Feuilly, le plus Français de nos amis Belges. En connaissez-vous beaucoup, des Belges qui savent la France comme ça ? Oui je sais, Feuilly, ta mère était française (ce n'est pas un secret, hein ?)

Essayez de trouver un Français qui vous parle de la Belgique avec autant de connaissances ! Quoi ? Ce pays sans unité linguistique ? La Flandre ? Bruxelles ? La côte, de Westende à Ostende ? Où est-ce ? Charleroi ? Connais pas. Les Ardennes belges ? Quoi ?

Pour le reste, camarade de Belgique, je laisse Martine te répondre.

Ah, une chose encore, des papillons, j'en ai vu des milliers cet été, en Quercy.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 01 décembre 2005

Feuilly : Cette maison se trouve dans l'Yonne, à 50 km d'Auxerre à peu près, ou à 15 km de Joigny, plus précisément.

C'est une région très contrastée puisqu'elle se rattache à la Franche-Comté par le côté sud-est (je ne le sais que parce que la météo locale le montre... - en fait, je suis nulle en géographie).

Ce n'est peut-être pas la partie la plus touristique de la France, mais c'est l'endroit que mes grand-parents maternels, issus de Lozère, avaient élu pour leur retraite, ainsi que mes parents après eux ; et c'est là que mon frère désire faire la même chose.

L'enfance est pour chacun la plus belle des maisons.

Écrit par : Martine Layani | jeudi, 01 décembre 2005

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