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jeudi, 22 septembre 2005

De la biographie

Pour poursuivre le débat sur le rôle de l’écrivain, son travail et la place qu’il tient ou devrait tenir (voir les notes Faites sortir la rentrée et Le roman, l’écriture, qui ont suscité, à elles deux, quatre-vingt quinze commentaires à ce jour), je redonne ici une note de l’ancien blog, récupérée à l’auberge Goût-Gueule. Elle porte sur le travail de biographie. Ce sont des réflexions rédigées au lendemain de la publication de ma vie d’Albertine Sarrazin.

 

 

Je donne ici à lire un extrait de mon ouvrage Avec le livre, propos et réflexions, L’Harmattan, 2003.

Il y a quelques années encore, le terme de biographie recouvrait tout écrit relatif à une personne et à son œuvre. Était dit biographe tout exégète, commentateur ou biographe stricto sensu. Aujourd’hui, on le sait, le biographe est celui qui raconte la vie de son modèle et seulement cela, à telle enseigne qu’on peut lire régulièrement que X est l’auteur d’une biographie sur Z. Incroyablement, on ne rédige plus la biographie de Z, mais une biographie sur lui. Il n’y a pas meilleur exemple du devenir récent de la biographie, maintenant genre littéraire en soi (littéraire, pas toujours, hélas, mais c’est un autre sujet), que ce glissement de langage.

L’offensive a commencé dans le domaine historique et, durant de longues années, on n’a connu que les vies d’hommes d’État, de rois, de militaires fameux. Petit à petit, tous les domaines de l’activité humaine ayant leurs maîtres et leurs fleurons, des biographies sont nées, d’écrivains, d’artistes, de savants et, genre dans le genre, d’éditeurs, celles-ci étant très prisées. On remarquera que ces travaux voisinent aisément avec les souvenirs et mémoires des intéressés. Dans le meilleur des cas, tous deux se complètent et s’éclairent. Dans le pire, bien sûr, ils se contredisent.

La biographie dite « à l’américaine » qui exige un volume de grand format de quatre cents à mille pages, une enquête policière et l’examen approfondi des notes de restaurant du modèle, a pratiquement occis ce qu’on nommait biographie jusque là, des volumes de pagination plus raisonnable dans lesquels l’humain passait avant le détail maniaque ou scabreux, le contenu supplantant encore le paraître. Il faut résister et ne retenir du travail « à l’américaine » que son côté curieux, qu’il convient de doubler de rigueur pour pouvoir prétendre à l’intéressante appellation de biographie « scientifique », récemment apparue.

Revers de la médaille, la biographie a pour ainsi dire tué l’essai, annulé l’exégèse, relégué la glose – mot dont on a oublié le sens. Proposer aujourd’hui à un éditeur un livre consacré à un personnage célèbre équivaut évidemment à s’entendre dire : « Ah oui, une biographie de Y ! » Il faut alors préciser que non, il ne s’agit pas de ça. On est soudain curieusement regardé. Une glose ? Une étude thématique ? Une analyse ? Une exégèse ? La biographie, au moins, on sait ce que c’est.

Mais il ne faut pas diaboliser la biographie, tenter, au contraire, d’en faire un outil de travail et de plaisir mêlés et, si elle doit être édifiante, pourquoi pas, encore que la valeur d’exemple ait fait son temps.

La biographie est un genre impossible. Une vie ne tient pas dans un livre, fût-il de mille pages, de deux-mille pages. Une vie n’est pas linéaire, elle s’engage simultanément dans de nombreuses directions, elle est le plus souvent constituée d’une série d’épisodes thématiques. Elle ne peut donc pas se dérouler de la page 1 à la dernière page. À partir de cette constatation, il importe de ne pas dresser un constat d’échec et d’examiner ce qu’il convient de faire pour être un biographe sérieux. Le mot « sérieux » doit être pris ici dans son sens le plus fort, le plus puissant. Il doit qualifier le biographe comme il qualifie le scientifique. Avec prestige et respect, sans idolâtrie toutefois.

Le biographe ne doit pas outrepasser sa fonction, mais il ne lui est pas interdit de poser des questions. Il doit toutefois se montrer honnête, avouer qu’il ne possède pas forcément les réponses. Alors, la biographie devient genre en mouvement, vivant, utile.

S’interdire rigoureusement tout dialogue fictif, toute conversation imaginaire, tout propos supposé, même s’il est vraisemblable. Le biographe n’était pas là au moment des faits qu’il rapporte. S’interdire aussi toute extrapolation romanesque, surtout si elle est tentante, lorsque, par exemple, l’existence du modèle l’a elle-même été. Ces pièges sont évidents, ces façons de faire sont des facilités indignes d’un biographe compétent.

Le plus laborieux est de retrouver les témoins, de les contacter et de les décider, de les rencontrer. Après, les choses vont seules. En ce sens, il est certainement plus facile de rédiger la biographie de Villon ou de Charlemagne que celle d’Albertine Sarrazin. Dans le premier cas, il n’y a personne à rencontrer et il existe des sources et des travaux préalables. Dans le second cas, c’est très exactement le contraire. Il est des personnes qu’il faut retrouver et très peu de travaux préalables, souvent mauvais d’ailleurs.

Si le biographe, au cours de ses recherches, découvre un aspect peu glorieux de son modèle, doit-il le rapporter ? On peut s’en remettre à l’importance de la chose en question dans la vie (et l’œuvre, s’il y en a une), du modèle, mais qui est juge ? Le biographe ? Et s’il se trompe, donnant à quelque chose de mineur une valeur exagérée ? Le pouvoir du biographe doit-il être régalien ?

Trahir son modèle est interdit. Bien le trahir peut être recommandé, tout dépend du talent du biographe. Qu’est-ce que bien trahir ? C’est parler de soi en croyant évoquer l’autre. C’est en effet le seul moyen de signer un ouvrage personnel, non conventionnel, ce qui est recommandé. Mais on en revient toujours au talent, à l’allure, qui sont indispensables. Bien trahir ne suppose pas que l’on manque de rigueur, au contraire.

On peut tout supposer de circonstances ne s’étant pas produites. Malgré tout, il serait déshonnête de ne pas faire ressortir l’opinion de témoins, qui se serait révélée fréquente, même si elle n’est pas satisfaisante pour l’esprit et pour le cœur. L’affectif n’a pas sa place ici, mais la recherche de l’authenticité historique, oui. Le biographe est contraint à des choix et sa réserve, souhaitable, ne doit pas occulter le réel. Chacun pensera ce qu’il voudra.

Le biographe est-il un historien ? Pour être sérieux, il doit l’être. En tout cas, il doit apprendre à se comporter comme tel : raisonner historiquement, c’est-à-dire replacer le fait dans son contexte, savoir en déceler les causes, analyser les conséquences même lointaines et en donner une explication socio-culturelle.

Il est une raison précise, pour laquelle le biographe doit effectivement réagir en historien et se comporter comme tel. Il importe en effet d’éviter à tout prix cette monstruosité qu’est le biographisme, qui consiste à expliquer l’œuvre en fonction de la vie et uniquement ainsi. Avec cette conséquence absurde mais évidente que la lecture de la biographie finit par dispenser purement et simplement de celle de l’œuvre, par la remplacer, ce qui est une aberration. Ce serait grotesque si ce n’était grave, et à rapprocher en cela des adaptations et morceaux choisis qui font croire au lecteur qu’il a lu une œuvre, quand il n’en possède qu’une vue partielle et faussée, arbitraire, gratuite, aussi absurde qu’une compilation, aussi cloisonnée qu’une anthologie, aussi superficielle qu’un résumé.

Dans le cas d’un modèle qui serait un écrivain ou un artiste, le biographe est-il un critique ? Vraisemblablement pas. Cependant, il faut le supposer connaisseur du sujet et de la période traités – sans quoi il n’est qu’un feuilletonniste. À partir de là, il a nécessairement compétence critique. On en revient encore au talent. Les biographes qui, au départ, sont journalistes, demeurent journalistes, et leur prose reste à l’unisson de leur fonction. Le biographe doit donc bien se comporter en historien, seule façon pour lui de se démarquer du plumitif et du raconteur d’anecdotes. À ce propos, il est bien évident qu’il faut bannir celle-ci, autant que faire se peut, de tout travail sérieux. Un recours rarissime à elle peut se concevoir lorsque, par exemple, le biographe aura su rendre l’extrême tension d’une période et éprouvera la nécessité stylistique de conclure son mouvement narratif par un sourire. Cela doit rester l’exception. Encore, l’anecdote susdite devra-t-elle être fort significative, sans quoi, elle serait gratuite ou posée là telle une affiche publicitaire. Utilitaire, l’anecdote est peu digne de considération.

Dans la forme, il ne devrait plus être concevable de faire paraître une biographie sans indication systématique des sources et des références. En ce domaine, il ne faut pas craindre la redondance parce que l’usage qui peut être fait de ces indications est, chaque fois, différent. On mentionnera donc les références complètes des citations en notes infra-paginales, les sources étant thématiquement regroupées en fin de volume.

Il n’est pas davantage admissible qu’un travail de ce genre soit privé d’annexes importantes, non pour effectuer un stupide déballage d’érudition, mais pour permettre au lecteur qui en est désireux d’aller plus loin. Au minimum, les annexes comprendront bibliographie, discographie et filmographie. On ne peut faire moins – sauf, à l’évidence, si l’une ou l’autre était sans objet. Elles seront complétées, selon le sujet, de toute liste, tout état thématique utiles à l’obtention de bons repères dans l’ouvrage.

Évidemment, un index des noms est rigoureusement indispensable, qu’on complètera d’un index des lieux, voire d’un index des œuvres. Sans index, le volume n’est plus consultable une fois achevée la lecture initiale, à moins d’être doté d’une remarquable mémoire, ou de connaître soi-même le sujet à fond.

Ces annexes ne devront pas représenter un total inférieur à une trentaine de pages, sauf à être incomplètes et, par conséquent, inutilisables. Le but, naturellement, n’est pas de « gonfler », très artificiellement, l’ouvrage, mais d’en faire un outil de travail, sans exclure le plaisir de la lecture. Aucun lecteur n’est tenu de servir des annexes. Il importe toutefois de lui en donner la possibilité. Une biographie « nue » est rarement très belle.

 

Commentaires

C’est votre "art biographique" que vous exposez là, Jacques, avec toutes ses exigences. Personnellement, j’aime les biographies écrites par des écrivains, Houellebecq sur Lovecraft, Bloy sur Hello, Zweig sur Marie Stuart, Artaud sur Héliogabale, etc. Elles ne répondent pas toutes absolument aux règles du genre mais du point de vue du style elles sont les plus belles. Je n’aime pas beaucoup ces biographies à l’américaine qui prétendent à l’exhaustivité. Une bonne biographie doit être concise. En l’espèce nul n’a fait mieux que Marcel Schwob ou Alberto Savinio.

Le genre est ancien, puisqu’il remonte aux vies de saints, très populaires au Moyen Âge, comme l’atteste le succès de la Légende Dorée ou de la Vie d’Alexandre le Grand. Je m’interroge sur la possibilité d’une biographie scientifique, étant donné que la faveur dont jouit le genre repose sur le mythe. Etrange écart entre les exigences d’une bonne biographie et les attentes du public, ce qui peut expliquer que ce terme soit accolé à beaucoup de livres qui n’en sont pas véritablement.

Par ailleurs, j’aime ces écrivains qui défient toute tentative de biographie, comme Georges Darien, dont des pans entiers de sa vie demeurent dans l’ombre. Lui-même se demandait ce que la vie privée d’un écrivain pouvait avoir à faire avec la publication de ses œuvres, ce qui fait qu’il fut toujours avare de confidences, au grand désespoir de ses biographes.

Écrit par : Sébastien | jeudi, 22 septembre 2005

"Etrange écart entre les exigences d’une bonne biographie et les attentes du public, ce qui peut expliquer que ce terme soit accolé à beaucoup de livres qui n’en sont pas véritablement" :

Parfaitement exact. Je me souviens qu'à la parution de cette vie d'Albertine Sarrazin, la seule biographie stricto sensu que j'aie jamais faite, l'éditeur l'avait proposée pour le Grand prix des lectrices de "Elle". Oui, c'est une idée d'éditeur, ça. Catégorie "Documents".

Je n'ai pas eu ce prix, ni aucun autre. Ce qui est amusant, c'est que les notes des lectrices membres du jury m'ont été transmises. L'une d'elles regrettait (et regrettait vivement) ma volonté d'exactitude. Elle notait (de mémoire) : "Au lieu de romancer, l'auteur se perd dans des détails". Extraordinaire, non ?

Moi qui trouve toujours que les livres ne sont jamais assez détaillés, que l'auteur aurait pu faire un effort et aller un peu plus loin... Moi qui regrette, à chaque parution nouvelle, de n'être pas allé assez loin moi-même... Voilà qu'on me demandait... du roman ! Dans une existence que je m'appliquais à reconstituer scrupuleusement, avec de multiples déplacements à mes frais à travers toute la France, des contacts dénichés Dieu sait où, des gens dont j'ignorais jusqu'à l'existence... Bref, j'ai préféré en rire.

Autrement, oui, vous avez raison, c'est mon art biographique. Bien sûr, les biographies doivent être écrites par des écrivains, et vraiment ECRITES, et voilà -- on retombe sur la discussion précédente.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 22 septembre 2005

Oui, mais la réaction de cette "lectrice" est révélatrice. En voulant que la biographie soit considérée comme de la littérature et non comme une oeuvre SUR elle, le public finit par s'y perdre. Il veut du roman à tous les coups.

Maintenant, sans vouloir jouer l'avocat du diable (Dieu m'en garde, si j'ose dire), on pourrait se demander si le meilleur biographe n'est pas celui qui a su pénétrer l'âme du personnage dont il relate la vie. Pas de roman, certes, mais, par-delà le détail, parvenir à cerner le personnage, à le faire revivre pour le lecteur.

Écrit par : Feuilly | vendredi, 23 septembre 2005

C'est pourtant ce que j'espère avoir fait, en ce qui concerne Albertine Sarrazin. Mais ce n'est pas à moi de le dire.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 23 septembre 2005

C'est que je ne l'ai pas encore lu (tropde livres en attente).

Écrit par : Feuilly | vendredi, 23 septembre 2005

Tu n'y es pas tenu ! Cela dit, j'ai justement tenté cette synthèse : peindre (je dis bien : peindre) l'âme du personnage tout en étant scrupuleusement exact, détaillé et précis.

C'est ce dont nous parlons depuis plusieurs jours : l'écriture littéraire ET la démarche scientifique, l'une étayant l'autre, l'autre au service de l'une.

Depuis plusieurs années maintenant, je tente de faire ça, de plus en plus. Je ne prétends pas y être parvenu.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 23 septembre 2005

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