dimanche, 18 septembre 2005
Petite ode à la ville-piège
Écœurés du retrait d’hiver, il arrive que nous tirions la porte. À peine avons-nous laissé nos bois, qu’une sorte de vertige nous saisit. Paradoxalement, le choc est moins fort quand nous roulons à deux-mille kilomètres : loin, l’habitacle de la voiture nous protège, devient une part de la maison déléguée dans l’espace géographique. Quand nous « montons » à cinquante kilomètres, le tunnel de l’autoroute nous expulse vers un monde obscur. Paris crayonne avec ses suies, ses arbres brûlés sur ses bords. Ses vapeurs empoisonnées regorgent de distractions, de belles femmes.
Je sais des gens qui ne peuvent supporter un crépuscule à la campagne : l’égorgement quotidien du soleil les affole. Pour ces sensibles, qui n’ont pas admis nos combats, et nos férocités, la mort partout présente bouche les issues. La ville pose un bandeau sur leurs yeux. Elle les rassure, mais à quel prix ? Ils roulent, travaillent, procréent, meurent, sans rien savoir de l’agitation qui les mène. Les yeux calcinés aux lumières, ils oublient le trou devant eux et se bercent au grondement que la ville fait vibrer : les turbines, les transmissions, qui domptent la nature des choses et montent un rempart devant la nuit. Évacués de leur personne, les habitants des villes acceptent toutes les brimades. Ils s’estiment privilégiés quand on veut bien de leur argent. Ils paient pour s’arrêter. Ils paient pour repartir. Ils paient pour uriner et pour s’asseoir. Pour traverser et pour se faire verbaliser. Les grandes images colorées qu’ils vont voir dans les cinémas assument leurs sensations et leurs désirs. Ces ombres tuent, pillent, violent, torturent, séduisent à leur place. Elles enchaînent avec les cauchemars et les poursuites de leur existence. Quelquefois même, elles les font rire.
Les dernières bêtes libres, couchées au fond des bois, dans une boucle du fleuve, observent. Elles attendent que la ville s’effondre pour entrer. Demain sera le jour de leur victoire.
Luc Bérimont, Les Ficelles, EFR, 1974.
07:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (21)
Commentaires
Bonjour Martine et Jacques. J'espère continuer à me promener encore longtemps sur ce blog.
Sur un autre fil, Jacques remarquait qu'on est plus devant son écran que derrière. Mais c'est justement le fait d'être derrière son écran qui protège l'anonymat, l'écran barrière entre l'internet et la réalité.
Ecrire sur son blog tous les jours ? A mon avis, c'est ce que les lecteurs attendent.
Écrit par : de Savy | dimanche, 18 septembre 2005
Ah, quel plaisir de recommencer à vous lire. Bon, je continue ma petite promenade sur ce blog. A plus tard.
Écrit par : Livy | dimanche, 18 septembre 2005
Bonjour de Savy, bonjour Livy, bienvenue à la maison.
Bien content de vous retrouver. La moitié environ des amis que j'ai invités ici ne s'est pas encore manifestée (il n'y a pas d'obligation, bien sûr) et la fréquentation a chuté dans une proportion variant entre un tiers et la moitié. Bah, tant pis, c'est dommage, mais tant pis.
De Savy : tous les jours ? Même notre ami Phébus ne le fait pas, et pourtant, ses lecteurs attendent... Figurez-vous que, durant ses vacances, il ne tient pas son journal...
Livy : ne vous perdez pas, surtout.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 18 septembre 2005
Phébus ne doit pas être un gentleman alors.
Écrit par : de Savy | dimanche, 18 septembre 2005
Phébus est parti en week-end, comme la plupart des hôtes de ce blog, d'où la chute de la fréquentation, qui affecte quelque peu notre ami Jacques.
Écrit par : Sébastien | dimanche, 18 septembre 2005
Non non, ce n'est pas que le week end, c'est depuis la "mise sous seing privé" :-)) de ce blog que sa fréquentation a chuté. Ah, ça m'énerve, cette façon de me cacher, bon, on verra.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 18 septembre 2005
Ce texte apparaît malgré tout assez daté et dans l'air de son temps. Disons plutôt qu'il correspondait à une époque où d'autres sujets de dénonciations n'étaient pas encore vraiment apparus.
Écrit par : Dominique | dimanche, 18 septembre 2005
Ce texte de Luc Bérimont me fait penser à une vieille chanson de Beau Dommage, groupe des années 70, qui s'intitulait "Heureuseument qu'il y a la nuit". Ils en avaient une autre qui s'appelait "Rouler la nuit".
J'aime beaucoup la nuit. Et comme pour tous les citadins dans l'âme, la nuit, la ville est une maman.
Ce qu'il dit est vrai évidemment. Mais pas seulement.
L'homme est grégaire.
L'organisation des villes, elle, dépend de bien d'autres facteurs. Les villes ont des personalités, certaines sont peu sociables et pas du tout construites pour ses habitants ou visiteurs (Calgary - désertée le soir quand il n'y a plus de fric à amasser), imposent leur rhytme à ses visiteurs (New York). D'autres les accueillent à bras ouverts (Sienne, je te reverrai un de ces jours).
Enfin, certaines les accueillent mais uniquement si on connaît le code (À Paris, soyez prêts à développer le gueulard en vous ;O) - .
Ayant passé une semaine dans le nord de l'Ontario cet été, qui plus est sur une île, j'eus comme d'habitude, à lutter contre cette fébrilité entretenue par la ville mais évidemment inutile sur l'île: le soleil, les vagues le chat et les écureuils n'en avaient rien à foutre de ce besoin de bouger sans raison.
Mais au contraire des citadins de Bérimont, je m'avoue vaincu après 24 heures, et c'est l'autre extrême - le plaisir des jours qui filent en ayant l'impression de n'avoir rien à faire pour les goûter que de les laisser couler. Et la splendeur des couchers de soleil ! Rarement visibles dans les villes forçant le regard vers l'intérieur.
Mais une semaine entière à ce rhytme ramène chez moi l'envie du bourdonnement humain plutôt que celui des abeilles, des voix humaines plutôt que du chant pourtant si beau des huards qui discutent le soir sur le lac reposé.
J'ai des goûts de riche, il me faudrait chaque année le fric pour aller passer un mois dans le calme de la campagne.
Heureusement qu'il y a les amis campagnards.
Benoit.
Écrit par : Benoit | dimanche, 18 septembre 2005
En ce qui me concerne, je quitterai la ville, dès qu'il me sera possible de le faire, sans le moindre regret. Depuis l'âge de dix-neuf ans environ, je désire vivre à la campagne et jamais cela ne fut possible. Dans quelques années, ce devrait l'être. Il n'y a qu'à la campagne que le type ultra-nerveux que je suis parvient à s'apaiser (un peu). Il n'y a que là que je sente naître en moi (forces telluriques influentes ?) des tas d'idées qui prennent forme et poussent comme des branches.
J'ai lu ce passage... dans le métro et la phrase "Je sais des gens qui ne peuvent supporter un crépuscule à la campagne : l’égorgement quotidien du soleil les affole" m'a beaucoup frappé. J'étais il y a peu encore dans le Lot et chaque soir, le coucher du soleil était un drame, une splendeur bouleversante. J'ai besoin de ça, et de la ronde des saisons, de leur rythme absolu, j'ai besoin de voir les arbres changer.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 18 septembre 2005
Je me sens dans la peau d'un naufragé non rasé et au regard hagard, qui marche sur la plage et qui vient de trouver une grotte et du feu, ou d'un sdf qui vient de trouver un logis de taulier pour se mettre quelques instants au chaud! Cela prouve bien que comme navigateur du Net je suis resté à l'ère de la motoneige... Content de vous avoir trouver, soyez-en assurés! Je n'ai que le temps de signaler ma présence, je dois contacter un technicien qui saura réparer un petit pépin sur ma charette d'ordinateur, un dinosaure rescapé de l'époque Pentium II...J'espère aussi que vous allez avoir de la tolérance pour une gratte-papier comme moi, les participants comme le taulier et la taulière! Salutations des plus cordiales à tous de la part d'un survenant des pays laurentiens où les couleurs d'automne commencent déjà à poindre.
Écrit par : Ski-doo | dimanche, 18 septembre 2005
Bonjour Ski-Doo, asseyez-vous, je ranime le feu, je fais chauffer de la soupe et je vous sers un verre de vin. D'accord ?
Bienvenue aux amis des pays laurentiens. Que les couleurs d'automne vous soient un foulard doux.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 18 septembre 2005
Benoît :
"Heureuseument qu'il y a la nuit, quand la raison est endormie, on sait jamais tu peux gâgner..."
Je ne me souviens plus du reste mais le début de cet air-là m'est resté dans la tête.
Écrit par : Siganus Sutor | lundi, 19 septembre 2005
Ah si, quelques bribes supplémentaires :
"Tu peux rêver au parc Belmont, à un pique-nique dans le Vermont..."
Écrit par : Siganus Sutor | lundi, 19 septembre 2005
Le rapport à la ville est finalement complexe.
Personnellement je suis devenu citadin à l'âge de dix ans. C'était déjà trop tard pour ne pas regretter une petite enfance passée au milieu des forêts profondes et je garde en moi la nostalgie des grands espaces déserts et de la nature sauvage.
Voici ce que disait Verlaine de cette région qui fut mienne :
« Au pays de mon père on voit des bois sans nombre.
Là des loups font parfois luire leurs yeux dans l'ombre
Et la myrtille est noire au pied du chêne vert.
Noire de profondeur, sur l'étang découvert,
Sous la bise soufflant balsamiquement dure
L'eau saute à petits flots, minéralement pure.
Les villages de pierre ardoisière aux toits bleus
Ont leur pacage et leur labourage autour d'eux.
Du bétail non pareil s'y fait des chairs friandes
Sauvagement un peu parmi les hautes viandes ;
Et l'habitant, grâce à la Foi sauve, est heureux. »
Dans « Amour », Paysage.
Comme Jacques, je ne me sens bien que lorsque je suis à la campagne, dont je sais goûter les beautés simples. Mais ce sont des beautés qui demandent de la patience pour bien les percevoir. Certaines personnes, trop pressées, ne comprennent rien à la nature ni aux paysages.
Ceci étant dit, si la campagne m’apaise, je crains parfois qu’elle ne m’apaise trop. Le retour en ville s’accompagne certes de tristesse et de regrets, mais aussi d’une espèce d’énervement qui doit être salutaire sur le plan intellectuel. Il y a tellement de stimuli en ville que cela pousse à la réflexion. Je crois que si j’habitais la campagne je finirais par ne plus penser à rien. Je me laisserais vivre dans une sorte de béatitude bovine. A moins que je ne devienne un chantre de la littérature régionale, ce qu’à Dieu ne plaise.
Le milieu urbain, par la nervosité qu’il implique, par les problèmes qu’il suscite, peut être bénéfique. Mais à quel prix pour notre équilibre !
D’un autre côté, je me suis souvent interrogé sur les rapports que nous entretenons avec la nature, nous citadins. Je constate que les paysans, par exemple, n’ont pas la même approche. La nature, ils s’en moquent éperdument (pour eux elle est un outil de travail). Donc, pas de conscience chez eux de la nécessité de la préserver. S’il a trois beaux arbres bicentenaires devant l’église du village, ils les feront abattre avec plaisir, rien que pour avoir enfin une place bétonnée bien propre. Devant de telles réactions je me dis parfois que c’est mon regard qui est faussé. Je voudrais préserver une nature idyllique précisément parce que j’en suis privé en ville. Celui qui habite à demeure au sein de cette nature souhaite, lui, vivre le plus confortablement possible. S’il pouvait faire passer une autoroute devant sa porte, ce serait son bonheur.
Écrit par : Feuilly | lundi, 19 septembre 2005
Trois choses, Feuilly.
"Au pays de mon père on voit des bois sans nombre" : ce vers de Verlaine est justement cité par Bérimont, en épigraphe de son récit d'enfance, Le Bois Castiau (Laffont, 1963).
La campagne apaise, mais la ville offre des stimuli intellectuels : oui, peut-être, mais on en crève. Alors ? Et puis, qu'est-ce qui peut sortir de ces stimuli ? Une petite prose nerveuse, crispée, sans souffle aucun ? Aigue, certes, mais sans amplitude. Tu écris : "Si j’habitais la campagne je finirais par ne plus penser à rien". J'espère que tu n'en penses pas un mot ? Ce ne peut être aussi tranché, d'un côté l'apaisement stérile, de l'autre la nervosité créatrice. Pas possible.
Sur la fin de ton commentaire : en effet, l'écologie est une invention de citadin. Les habitants de la campagne se foutent éperdument -- et pourtant, Dieu sait que je les estime ! -- de la nature et de l'environnement. Tiens, cet été, dans je ne sais plus quel village, un habitant, fort affable, m'a dit, évoquant le tracé de la N 20 en deux fois deux voies avec séparation matérialisée, qui traverse une partie du département du Lot, voie qu'on appelle là-bas "l'autoroute" (pas tout à fait exact, et sans péage heureusement) : "Avec l'autoroute, on a fait la salle des fêtes". No comment.
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 19 septembre 2005
"Aigue, certes, mais sans amplitude"
Tu dois avoir raison, en effet. Il faut un certain recul et un certain apaisement pour rentrer dans une autre vision du monde, plus calme, plus profonde, plus équilibrée, plus en harmonie avec notre moi profond.
D'ailleurs en ville, j'aime la nuit, qui est précisément un moment où la cité s'arrête et où la solitude intérieure reprend ses droits.
Écrit par : Feuilly | lundi, 19 septembre 2005
La vie nocturne ne peut être qu'urbaine, par définition. Comme je n'aime pas la vie nocturne, ni même la nuit (absence de reflets, d'ombres, c'est-à-dire des fruits de la lumière, moi qui suis amoureux de la lumière), la ville ne me manquera donc pas.
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 19 septembre 2005
"Et puis, qu'est-ce qui peut sortir de ces stimuli ? Une petite prose nerveuse, crispée, sans souffle aucun ? Aigue, certes, mais sans amplitude."
Ah voyons, Jacques ! Là, c'est vous qui vous rendez coupable d'un manque de nuances hénaurme.
Je vous condamne à une nuit d'insomie tiens !
Et vous sortirez votre vélo (si vous en avez un) et irez rouler dans les rues désertes. C'est un des très grands plaisirs de la vie en ville.
Mais je ne vous convertirai pas, c'est peine perdue je crois. Je continuerai quand même à lire votre plume lumineuse :o)
Benoit.
Écrit par : Benoit | lundi, 19 septembre 2005
Une nuit d'insomnie ? Benoît, si vous saviez ce que vous venez de dire... J'ai des insomnies depuis vingt ans, plus peut-être. Je dors à peu près trois nuits par an calmement, c'est tout. Benoît, vous touchez à mon drame.
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 19 septembre 2005
Aye, j'ai mis les deux pieds dedans !
Mes excuses.
Écrit par : Benoit | mardi, 20 septembre 2005
Sans importance, voyons...
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 20 septembre 2005
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