vendredi, 29 juin 2018
La Canebière, artère littéraire
Il existait à Marseille, sur la Canebière, quatre librairies anciennes et célèbres, toutes implantées du côté des numéros pairs de cette artère longue d’un kilomètre, qui descend voluptueusement vers la mer.
Flammarion était un temple. On n’allait pas acheter un livre, on allait « chez Flammarion » qui devenait un but en soi. Les deux entrées diamétralement opposées faisaient que, pour rejoindre la Canebière ou la rue Longue-des-Capucins, on traversait tout simplement la librairie, l’intégrant davantage ainsi encore dans la vie de la cité. Utiliser une librairie comme une voie de communication purement physique, matérielle, prouvait qu’on l’avait rendue vraiment nôtre, au quotidien.
L’immeuble comptait cinq étages de livres, chacun d’une surface considérable. Les murs étaient couverts de volumes du sol au plafond. Client ou promeneur, j’ai passé dans ce lieu un nombre d’heures incalculable et suis en quelque sorte devenu libraire par imprégnation. J’ai appris en observant, en notant visuellement, en photographiant mentalement, les rudiments d’un métier que j’exercerais plus tard, comme je l’ai raconté.[1] Éditeurs, collections, diffuseurs, rangement, production éditoriale, tout est entré par les yeux et s’est inscrit fermement en moi. Je crois que mes séjours chez Flammarion représenteraient au total, si l’on pouvait coller les heures bout à bout, plusieurs mois de mon existence. Je ne m’apaisais que là : toute adversité cédait aux portes de Flammarion. Le monde reprenait des couleurs, l’air devenait plus pur, l’amitié régnait sur terre, l’adolescence était enfin vivable, toutes les femmes souriaient, tous les hommes étaient sympathiques. Je pense que, du sous-sol au tout-dernier niveau, je connaissais le moindre recoin de ce paradis. Je ne me suis pas retrouvé, de toute ma vie, en telle osmose avec une librairie, même pas à Paris, chez Gibert, boulevard Saint-Michel, où le nombre d’étages et la surface de vente sont au moins aussi importants, peut-être davantage. La connivence surgit où elle veut.
Un buvard publicitaire, imprimé en vert sur fond blanc, indiquait (selon la typographie et l’alternance de capitales et de bas de casse, ce devait être dans les toutes premières années 60) : « Les librairies Flammarion / 54, La Canebière, 54 – Marseille / Grand choix de / livres classiques / Tous programmes / En exclusivité, un cahier de qualité / Le cahier vert ». Je ne sais pas ce que pouvait être ce cahier vert, mais c’était sûrement quelque chose de très bien…
En 1976, j’ai quitté Marseille. Y repassant de temps en temps, j’ai constaté la destinée amère de Flammarion, mon cher refuge. Alors que cette sorte de librairie créait une impression d’éternité, le sort de celle-ci fut abominable. Après sa disparition, décidée par l’éditeur (qui ferma de même ses autres magasins de Bordeaux, Paris ou Lyon), l’endroit fut, comment dire, « simplifié » – on y trouva moins de livres – et l’on y vendit aussi la presse. Cela s’appelait Le Temps de vivre et appartenait à Hachette. Puis les locaux devinrent ceux… de la police. Aux dernières nouvelles, c’était une boutique de vêtements – comme toujours, d’ailleurs : les librairies et les cafés qui ferment deviennent toujours des marchands d’habits ou des agences de banques. L’enseigne, maintenant, proclame : « Le 54, men, women, kids », et mes poings se serrent, mon cœur pleure, mon souvenir vomit, ma tête hurle. En 1987, toutefois, j’avais eu le plaisir de voir en vitrine, dans cet antre de ma jeunesse, mon premier ouvrage publié.
Un virus a certainement dû sévir. Lisant, en 2018, le livre écrit, conjointement avec sa fille Cécile, par Bernard Pivot, je m’amuse énormément en découvrant ces lignes : « La seule librairie qui a vraiment compté dans ma vie est la librairie Flammarion, aujourd’hui disparue, place Bellecour, à Lyon. Adolescent, puis jeune homme, entre les rayonnages où des millions et des millions de mots s’accumulaient, je promenais mon inquiète fragilité ».[2]
Sur la Canebière, ne demeure, au numéro 142, à l’angle de la rue Curiol, que Maupetit, que je ne parviens pas à reconnaître lorsque j’y entre. En 1998, le magasin a été racheté par Actes Sud, qui s’est ainsi offert une vitrine en haut de la célèbre artère. Maupetit avait ouvert en 1927. À l’image de nombre de ses confrères, il offrait autrefois un protège-livre, du reste fort laid parce que trop bariolé, portant cette mention : « Ce couvre-livre vous est offert par un membre du syndicat des libraires du Sud-Est ». Plus anciennement, un autre couvre-livre de « réclame » représentait un voilier faisant route vers le fort Saint-Jean. Au verso, on pouvait lire « Médecine / Droit / Littérature / Classiques / Neufs et occasion / Achat et vente / de bibliothèques / et lots de livres ».
Le papier à lettres de Maupetit (téléphone 59 71 77) était remarquable, en ceci qu’il présentait un en-tête interminable : « Nouveautés / littéraires, géographiques, scientifiques, etc. / Médecine, droit, marine / Ouvrages techniques / Chimie, électricité / Mécanique, automobilisme / Classiques neufs et d’occasion / Éditions de luxe / Ouvrages rares / Achat et vente / de livres neufs et d’occasion / Abonnements / à la lecture ». Ne manquait que l’âge du capitaine, ce qui, dans un port, est décevant. On retiendra toutefois que l’abonnement à la lecture – autrement dit le « club de livres » – existait alors couramment. Maupetit, à présent, est un nom, une appellation, et n’a plus rien à voir avec ce qui fut un des plus grands magasins de librairie de la ville.
Tacussel, fondé en 1883, ouvrit sur la Canebière en 1932 et y demeura jusqu’en 1989. En 1950, on lui dessina une devanture de céramique représentant des livres reliés. On pouvait lire : « Droit-Littérature-Sciences-Philosophie-Médecine-Classiques-Arts-Technologie » et, plus bas, « Publications Larousse-Cartes et guides-Livres pour la jeunesse-Fournitures scolaires-Souvenirs de Provence-Stylos des meilleures marques ». Tacussel existe toujours sur Internet et tient par ailleurs la librairie des Facultés, 191, boulevard Baille, fondée en 1977 et spécialisée en médecine et sciences. Comme Flammarion, Tacussel offrait un buvard, celui-là sur fond vert : « Un livre classique / s’achète… / s’échange… / se vend… / chez Tacussel / libraire / téléphone 59 40 04 / 88, La Canebière / où vous trouverez également / le plus grand assortiment d’articles pour écoliers. / Faites-vous inscrire pour recevoir gratuitement / notre catalogue de livres d’étrennes ». Disposition typographique, filets et marche suggèrent la fin des années 50 ou, de nouveau, les premières années 60.
Laffitte a fermé. Son héritière, Jeanne Laffitte, a ouvert en 1980 une autre boutique, Les Arcenaulx, cours d’Estienne d’Orves, mais dans un esprit un peu différent. Pas de surprise : la librairie offrait à ses clients un couvre-livre, dont le motif était identique à celui de Maupetit, bien que cadré différemment. Seule mention portée sur la face antérieure : « Librairie L. Laffitte / 156, La Canebière – Marseille », assortie d’un numéro de téléphone.
Outre qu’ils sont pleins de charme, ces papiers publicitaires, dont on ne peut qu’estimer la date, révèlent un temps – pas très éloigné – où toute communication passait par l’imprimerie. Comment, alors, faire connaître son activité autrement que par des tracts, prospectus, buvards, marque-pages, couvre-livres, en-têtes de lettre, calendriers de bureau, cartes et enveloppes ? Il existait même des imprimeries spécialisées, tirant en nombre des protège-livres dont elles se contentaient de changer l’intitulé, comme le montre l’exemple de Maupetit et de Laffitte.
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[1]. Jacques Layani, Rien n’existe qui ne soit un livre, L’Harmattan, 2014.
[2]. Bernard Pivot et Cécile Pivot, Lire !, Flammarion, 2018.
19:08 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
A Amiens, existaient plusieurs librairies de tailles diverses. Elles ont fermé les unes après les autres pour être remplacées par des... kebabs.
J'avais cette expression : un kebab qui ouvre, c'est une librairie qui ferme.
Dans un autre domaine, il y avait aussi cet immense magasin de disques et de vidéos dont l'espace s'est peu à peu réduit pour finalement disparaitre. Un coin assez important était consacré au jazz et la personne qui s'en occupait était un passionné. J'ignore ce qu'il est devenu.
Faut-il être nostalgique de ces lieux et de ces heures passées à arpenter leurs allées ?
Écrit par : Sébastien | vendredi, 29 juin 2018
Nous avons tous, certainement, des souvenirs de ces librairies qui ne sont plus. La nostalgie, je ne sais pas. Elle est stérile, en général, mais, comme tout le monde, je nage dedans constamment, bien sûr. Cela dit, par-delà ma nostalgie, je sais bien que rien n'est définitif et que tous les modes de vie évoluent. Ce qui ne m’empêche pas de râler...
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 29 juin 2018
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