samedi, 16 mars 2013
Demy 10 : quelques dommages
Les ultimes films de Demy constituent des succès partiels, autant dire des semi-échecs (Une chambre en ville, Trois places pour le 26). Et un ratage complet, Parking. Il faut ajouter à cette liste un peu triste une série de projets passionnants, demeurés sans suite (Skaterella, Kobi, Anouchka).
On s’est déjà demandé pourquoi, regrettablement, Une chambre en ville n’avait pas eu le succès des Parapluies de Cherbourg. On sait que le public décide toujours, en définitive. Par conséquent, même s’il se trompe, il a en quelque sorte toujours raison.
Je n’ai jamais su démêler les raisons qui me font trouver Trois places pas entièrement réussi. Qu’est-ce qui ne va pas ? Est-ce parce que Montand est trop âgé pour le rôle, comme cela a été souvent dit ? Je ne sais pas. Peut-être parce que je sais, ayant vécu à Marseille, qu’un baron n’habitera jamais sur la Canebière, mais avenue du Prado ou sur la Corniche. Peut-être est-ce parce que je sais pertinemment que le bar où Montand va retrouver Françoise Fabian n’existe pas. Peut-être parce que ma sœur fut engagée comme figurante parmi beaucoup d’autres, pour simuler le public applaudissant le spectacle joué dans le film (il s’agit d’une mise en abyme) et qu’elle m’a raconté avoir dû applaudir un rideau baissé sur une scène vide. Peut-être parce que j’ai travaillé autrefois dans la librairie, 21, rue Paradis, dans laquelle entre Montand : je vois immédiatement quels éléments de mobilier ont été enlevés pour permettre à l’opérateur de travailler ; je vois immédiatement que les deux libraires sont des actrices ; surtout, j’entends, et ça m’insupporte, l’accent supposé marseillais, totalement contrefait, inaudible, de celle qui joue la patronne. Peut-être parce que j’imagine bien que Montand, tout Montand qu’il est, ne pourra certainement pas pénétrer dans les chantiers navals, dans la zone de radoub, en voiture (à moins que Marius Cerredo ait prévenu, je ne sais pas). Peut-être parce que je trouve la scène finale, les retrouvailles sur les escaliers de la gare avec ce non-dit entre le père et la fille, sans parler de la mère qui ne saura sans doute jamais rien, expédiée trop rapidement, bien trop rapidement pour qu’on puisse y croire, même dans le cadre d’une stylisation courante chez Demy. Peut-être pour l’ensemble de ces raisons, finalement. Pour résumer, j’aime beaucoup Trois places pour le 26, mais je voudrais l’aimer moins mal et je n’y parviens pas. Et puis, je trouve que c’est un mauvais titre, et je suis très sensible aux titres. Au vrai, le demi-échec est souvent ce qui arrive aux projets anciens n’ayant pu aboutir, qu’on remanie lorsque les circonstances sont plus favorables : Dancing et Les Folies passagères ont abouti à Trois places pour le 26, mais le temps avait passé, Montand changé et le scénario été remanié, d’ailleurs intelligemment, mais perdant ainsi sa fraîcheur initiale.
Si Parking est un ratage, on sait au moins pourquoi. Demy aussi le savait, et il le savait en le tournant. La responsabilité essentielle de l’échec artistique de ce film repose sur Francis Huster, ridicule, lamentable, aussi charismatique qu’une andouillette bouillie, le tout, dans un rôle où il est censé être un chanteur rock, galvanisant des salles entières. Qui plus est, le producteur a imposé par contrat qu’il chante lui-même, sans le dire à Demy, qui fut obligé de faire avec. Le résultat est au-dessous de tout. À sa décharge, Huster, par la suite, a admis cette erreur, disant que ce film était pour lui « une casserole » qu’il traînait, et reconnaissant que chanter est un métier, que ce n’était pas le sien. L’actrice japonaise également imposée fut choisie sur une photographie et apprit son rôle phonétiquement puisqu’elle ne parlait pas français. Ce que les Anglo-Saxons appellent miscasting – on parlera, plus simplement, d’erreur de distribution – est ici gigantesque. Et pourtant, refaire le mythe d’Orphée aujourd’hui ; réintroduire le personnage de Caron comme dans La Baie des anges, toujours au volant d’une voiture noire ; saluer Cocteau et engager Jean Marais pour jouer Hadès ; employer Marie-France Pisier, délicieuse dans n’importe quel rôle, pour être Perséphone ; présenter l’enfer comme une administration ; traiter les couleurs de l’enfer comme elles le sont ; imaginer qu’on y accède par un parking souterrain, en pénétrant le mur d’une zone réservée ; traiter simultanément la bisexualité (Orphée), l’homosexualité (les Bacchantes), l’inceste (Hadès est l’oncle de Perséphone), la drogue, tant de choses encore ; faire assassiner Orphée par les Bacchantes, ou par un admirateur, à l’instar de Lennon (le film ne permet pas de le savoir) ; se permettre des astuces comme cette carte de visite d’une agence artistique, que présente Perséphone à Orphée : Hadès (quand il a existé réellement une maison de disques appelée Adès) ; tout cela ne manquait pas d’ambition, d’imagination, d’humour. Mais le budget était insuffisant, le délai de réalisation trop court, et Huster impossible à admettre.
07:00 Publié dans Fauteuil payant | Lien permanent | Commentaires (4)
Commentaires
Tout cela constitue un beau pendant à vos écrits sur Sautet !
Mes enfants ont découvert, émerveillés, Peau d'âne, l'an passé.
Écrit par : Ludovic | lundi, 18 mars 2013
Merci, Ludovic. Mais dix notes, surtout éparses, hélas, ne constituent pas un livre. Enfin, peut-être y en aura-t-il d'autres.
Faites découvrir à vos enfants (si je ne m'abuse, le dernier doit avoir environ sept ans, non ?) Le Joueur de flûte. Certes, il y a davantage d'implications sociales que dans Peau d'âne, mais, même au premier degré, l'histoire elle-même, cela pourra les intéresser. Evidemment, c'est plus sombre, plus inquiétant.
Il existe aussi une version comprenant un DVD et un puzzle :
http://www.priceminister.com/offer/buy/85150154/le-joueur-de-flute-edition-deluxe-de-jacques-demy-video-en-pre-commande.html
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 18 mars 2013
Ah très bien, je note cela !
Oui, sept ans en effet, ce qui me permet entre autres de (re) découvrir quelques chef d'oeuvres des années 50-60, comme le beau Voyage au centre de la Terre d'Henri Levin et surtout, l'Oliver twist de Carol Reed, une comédie musicale assez remarquable...
Écrit par : Ludovic | mardi, 19 mars 2013
La redécouverte par les parents de choses qu'ils proposent à leurs enfants est un grand moment. Je me rappelle bien cela. C'était chouette. Le partage de l'émotion artistique, la prime émotion surtout, n'a pas de prix. A la complicité intellectuelle se lie une chaleur extraordinaire. Ce sont des moments rares.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 19 mars 2013
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