mercredi, 06 mars 2013
Demy, 2 : le plus beau film du monde
Je ne sais pas de film plus réellement populaire, plus réussi que la merveille de Jacques Demy, Les Parapluies de Cherbourg, avec la musique de Michel Legrand. C’est une fête somptueuse, bâtie sur un argument cruel au possible, œuvrée dans un décor aux couleurs inimaginables.
Tout ici est une réussite, du générique où se croisent les parapluies filmés à la verticale, à la dernière image, celle de cette station-service dans la nuit, sous la neige de Noël, avec toutes ses lumières, tel un gâteau blanc sous le rouge cerise des pompes à essence. De la partition remarquable en tous points, qui a su permettre de chanter l’intégralité du texte, même lorsqu’il était extrêmement prosaïque (les scènes qui se déroulent au garage Aubin, par exemple), à la voix des chanteurs doublant les comédiens, qui furent tenus de jouer sur un rythme plus lent qu’au naturel. De ce choix de couleurs plus que vives (on peut même dire que certaines nuances furent absolument inventées en 1964) au contraste qu’il crée, justement, avec la noirceur du thème. C’est bien d’un opéra qu’il est question, non d’une simple comédie musicale. L’ambition même du genre s’oppose à la modestie de Guy, de Geneviève et de Mme Emery, de Madeleine ou de tante Élise. On narre une histoire triste, de tous les jours, qui, avec des personnages communs, banals, se déroule dans des milieux modestes dans une ville de province, à une époque, la plus conformiste qui soit. Mais on a fait appel à tous les talents, à toutes les inventions, on a servi le film avec amour et, de là, naît un authentique et incontestable chef-d’œuvre.
Si notre société n’a strictement plus rien à voir avec celle qui est montrée dans ce film, on le regarde encore aujourd’hui d’un œil que la nostalgie n’a même pas besoin d’attendrir. Parce qu’il reste présent, quotidien. Tour de force artistique, cette œuvre est à la fois « décalée » et « en phase » par rapport à nous. Ce qui aurait pu n’être qu’une délicieuse bluette, même tournant mal, ne se démodera jamais parce qu’ayant touché à l’universel. Cette histoire reste un bout du génie de l’humanité, un trésor de la création populaire bien comprise, respectueuse de son public et authentiquement engagée dans une démarche d’artiste consciente.
Ce film mémorable supporte plutôt bien d’être vu sur un petit écran, ce qui est rare. Il ne s’éloigne jamais, en effet, de l’intimisme inhérent à son sujet, même si la toile de fond est celle de la guerre d’Algérie, historique. Ce n’est pas pour autant un spectacle « familial » car, s’il arrive qu’on y pleure des larmes jamais vulgaires, il pourrait bien se produire aussi que l’injustice du destin y révolte des cœurs tendres.
Des esprits jeunes, en effet, souffriront de voir Mme Emery pousser Geneviève, enceinte de Guy, à épouser Roland Cassard, diamantaire protecteur. Ils comprendront mal qu’elle n’ait pas absolument tort d’agir ainsi, contexte socioculturel aidant. Ils donneront à Guy, soldat absent, toute leur sympathie, au détriment de Cassard.
Et pourtant, risquons un point de vue différent de celui couramment partagé. Même en sachant, cela se voit à l’écran, que Mme Emery épouse Cassard par procuration en lui donnant sa fille, il reste que Cassard est réellement désintéressé, amoureux et sincère ; il sauve littéralement Guy d’un échec futur puisque, Cassard ou pas, enceinte ou non, Geneviève est bel et bien en train de l’oublier (« C’est drôle, l’absence ») parce que deux ans de séparation, c’est bien long, sans téléphone possible, au hasard de courriers qui n’arrivent pas. Guy et Geneviève, réunis, auraient couru au désastre. Allons, Cassard n’est pas si mal venu, n’est-ce pas ? Même si Geneviève l’épouse sans amour. Madeleine n’est pas qu’une consolation pour Guy car elle l’a, elle, toujours aimé en silence et attendu avec patience ; elle se serait effacée si elle l’avait dû, elle ne demande rien, jamais, ne réclame aucun sentiment qui n’aurait pas lieu d’être ; c’est Guy qui lui demande de rester, après la mort d’Élise qu’elle aura assistée jusqu’au bout. C’est avec elle et grâce à l’héritage d’Élise que Guy réalisera ses projets. C’est elle qui peut façonner son bonheur. Et c’est durant son absence d’un moment, à la fin du film, que revient Geneviève, par hasard (un hasard qui, alors qu’elle rallie Paris au départ de l’Anjou, la fait passer par Cherbourg !), prendre de l’essence pour la Mercedes de Cassard, qu’elle conduit à présent. Cette même Mercedes que Guy n’a pas pu réparer, au début, parce qu’il ne pouvait pas faire une heure supplémentaire, et pour cause : il allait au théâtre... avec Geneviève. Qu’allaient-ils voir et entendre ? Un opéra. Cette scène ultime, dure mais si bien notée, pour ainsi dire décalquée dans le carnet de dessins de la vie tant elle est évidente pour qui a connu un bout d’amour une fois dans son existence, peut révolter les cœurs intègres. En attendant qu’ils en vivent un jour une copie, peut-être sans musique et sans trop de couleurs cette fois.
07:00 Publié dans Fauteuil payant | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
D'ailleurs, on en rajoute dans la cruauté, puisque ce n'est pas n'importe quoi qu'ils vont voir, c'est Carmen : "L'amour est enfant de bohème, qui n'a jamais connu de loi".
C'est l'amour qui gagne, finalement, aussi bien du côté de Roland que de Madeleine : les seconds rôles sont plus heureux : comme dans l'opéra, c'est une tragédie.
Écrit par : Martine Layani | mercredi, 06 mars 2013
Bien sûr, c'est Carmen.
Il y a une interprétation qui est toujours solide : Roland comme Madeleine auraient été épousés par dépit et ne seraient donc pas heureux, véritablement. Ça se discute.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 06 mars 2013
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