jeudi, 21 juin 2007
On ne lit que deux fois, 3
Dans les livres de Fleming, l’empreinte de la Seconde guerre mondiale reste très importante. Peu d’années se sont écoulées, lorsqu’il rédige ses premiers romans, depuis la fin du conflit, qui va jusqu’à constituer l’origine d’Entourloupe dans l’azimut, son fondement véritable (Drax est un ancien nazi nostalgique qui veut détruire Londres pour se venger).
Pour le reste, il s’agit bien évidemment de romans composés durant la Guerre froide, et qui s’en ressentent. L’ennemi est l’URSS, alors communément appelée « la Russie » et ainsi désignée par les traducteurs, au risque d’une approximation géopolitique. Le chef d’œuvre, en la matière, est Bons baisers de Russie, dont toute la longue première partie est constituée par la dissection, fibre à fibre, d’un plan soviétique destiné à nuire à l’Occident par un acte de terrorisme perpétré au sein même des services secrets anglais, Bond étant évidemment désigné comme la cible à atteindre. Sont rappelées ses aventures précédentes et ses anciens démêlés avec le SMERSH, ce qui est pour Fleming l’occasion de conforter encore le monde qu’il a construit, de rappeler l’existence de personnages antérieurs, certains morts, d’autres vivant encore et dont le lecteur attentif reconnaîtra le nom au passage. Pur acte de démiurge que cette description clinique d’une conspiration. Fleming connaît son métier, il est habile. Il possède aussi une documentation considérable.
C’est d’ailleurs un aspect frappant de ses romans. Ils contiennent tous une partie qu’on ne peut qualifier que d’encyclopédique, à défaut d’autre mot. Cela va de quelques lignes à plusieurs pages et ne paraît nullement être une digression. C’est même, à l’opposé, nécessaire à la bonne compréhension du récit et de ses développements futurs et, en tout état de cause, chaque fois intéressant. Comme est intéressante la « construction » des personnages ennemis de Bond. Ils ont tous une biographie complète, peinte avec la précision d’une fiche de police… mais avec le talent d’un bon romancier. Leur histoire est narrée avec une incroyable quantité de détails, en remontant aux circonstances de leur naissance et avec l’exposé précis, méthodique, de leurs ressentiments, leurs difficultés, leurs volontés – ce qu’on n’appelait pas encore leur « parcours » – si bien que le personnage existe réellement aux yeux du lecteur, avec une force brutale souvent, qu’il s’agisse d’un personnage principal ou d’un second rôle. Ce b-a-ba du roman peut être ressenti comme étant à présent une narration « à l’ancienne », mais il participe ici de l’univers construit de Fleming, qui le maîtrise remarquablement.
L’ambiance des œuvres de Fleming est toujours noire, très noire. Non pas au sens où l’on entend habituellement « roman noir », appellation qui recouvre davantage le domaine du roman policier et celui du thriller, mais dans cette acception exactement comprise : une ambiance très sombre.
Bond, à qui son matricule, nul ne l’ignore, donne le droit de tuer en service commandé, tue toujours avec beaucoup de réticence, avec dégoût, la plupart du temps en représailles d’un mal fait à ses amis ou à lui-même. Dans Les Diamants sont éternels, il va jusqu’à compter le nombre de ses victimes, en le regrettant et avec une nuance d’écœurement. On est loin, très loin, des films où les personnages, lui ou d’autres, appuient sur la détente avec une facilité inimaginable (où donc ai-je lu cette « statistique » qui avançait le chiffre minimum de cinquante décès par film ?)
Surtout, ce qui est intéressant, ce sont les états d’âme de l’agent secret. Dans Casino Royale, par exemple, a lieu une longue discussion au cours de laquelle il se pose le problème classique du bien et du mal, allant jusqu’à se demander si, finalement, ce n’était pas son adversaire Le Chiffre, agent du SMERSH, qui était dans le vrai, si ce n’était pas lui qui avait raison. Tout n’est pas tout blanc ou tout noir dans l’univers bondien, au rebours des caricatures si courantes dans ce genre de littérature. Si Bond, dans les derniers paragraphes de Casino Royale, se décide finalement à consacrer ses efforts à lutter contre le SMERSH, c’est surtout, on le sent bien, à cause de la douleur qu’il vient d’éprouver avec le suicide de Vesper Lynd, agent double par la force des choses, manipulée par ce bras armé du service secret soviétique.
À l’évidence, n’eût été le destin exceptionnel de James Bond, popularisé dans le monde entier par le cinéma, on aurait certainement oublié les livres de Fleming. Ils ne doivent leur statut de « classiques » qu’à l’excellente fortune que leur a fait connaître le grand écran. Pourtant, ils méritent d’être considérés aujourd’hui : ils ne sont pas mal écrits, contrairement à une réputation très injuste ; ils témoignent d’une époque révolue, avec ses préjugés (cependant remis en cause, parfois), mais tout livre témoigne forcément du temps de son écriture ; ils sont plutôt intéressants et réellement distrayants, même si je ne demande pas – surtout pas – à un livre de me distraire ; ils sont pleins d’une imagination sans limites ; ils ont un caractère parfois encyclopédique… Pour une littérature dite populaire, ce n’est pas si mal.
15:25 Publié dans Cour de récréation | Lien permanent | Commentaires (4)
Commentaires
J'adore ces trois textes. Ce n'est pas très important mais c'est dit.
Écrit par : desavy | samedi, 23 juin 2007
Ah, merci De Savy. Alors, on continuera.
Écrit par : Jacques Layani | samedi, 23 juin 2007
Si un jour quelqu'un me raille pour avoir ouvert un livre de Fleming, je saurai lui répondre que même Jacques n'en pense pas que du mal. Merci, j'y vais !
Écrit par : Richard | mardi, 26 juin 2007
Même Jacques... Mon Dieu, je ne suis pas un critère, quand même. Et puis, il y a une part de subjectivité, de sentiment dans ce que j'écris à ce propos : j'ai lu tous ces livres vers l'âge de douze-treize ans. Je retrouve aujourd'hui quelques phrases qui m'avaient frappé et je constate qu'elles s'étaient inscrites quelque part dans le vestibule de mon cerveau. Je me revois les lisant.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 26 juin 2007
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