jeudi, 17 mai 2007
Se relever, par Martine Layani-Le Coz
Immobilisé par la force très peu élastique et implacable d’un Dujarier, le côté droit perd sa fonction. Pour ne pas en souffrir à chaque instant, il faut l’oublier. Dans la journée, la lecture est possible. Elle a parfois besoin d’être remplacée par une autre activité, confiant à ce qui reste du corps la responsabilité de la personne complète.
Le plus difficile : conserver l’idée de complétude en la personne. Le repos nocturne devient relatif, attendant l’adaptation. Au cours des premières nuits, la position sur le dos trouve un écho dans celle de la tortue renversée. La chaleur complique tout : le soir, le drap suffirait, mais le petit matin frais réclame de couvrir l’épaule libre. La pression, oubliée par moments le jour, redevient constante. Une part de soi sans accès. Lourd pour soi-même, pris dans la négativité, ce qui subsiste souffre en silence. Avant le sommeil, les anciens arrangements du chien qui cherche sa place au creux de sa litière se révélant impossibles, il faut inventer un calme. Une feinte pour soi-même qui permettra le plongeon dans l’inconscient.
Au réveil, la main, retenue au poignet, se souvient qu’elle est à peu près libre. Elle fait ses gammes en attendant que l’autre, la gauche, apprenne à évoluer avec plus d’adresse. Une sorte d’ordre, dans le cerveau, communique à ce qui émerge le SOS : rester soi-même. Apprendre à s’habiller d’une main, prendre les objets, s’installer confortablement – agir sans souffrir – dans l’attitude de lecture et coincer le livre de manière à tourner les pages facilement. Mais la douleur n’est plus cet accident vif et surprenant qui suspend la respiration C’est au contraire cette pression constante, cet encore renouvelé, rivage si lointain de l’exécution libre des mouvements choisis. Noyé dans l’irréductible, penser les actions différemment.
Ce retour inévitable au bras serré redit chaque jour et chaque nuit l’impossibilité d’agir en réflexe. L’idée de faire autre chose, de faire tout ce qui est possible pour dépasser la contention, devient obsessionnelle en guise de secours. N’être qu’un contenu – comme un contenant, en pensant aux organes – devient humiliant. Être empêché physiquement, mal reçu. La sollicitude pèse autant que les regards interrogateurs. Que faire de l’aide, sinon l’accepter ?
Le temps passé dans l’attente de la délivrance semble s’étirer sans fin. Le corps pourtant s’habitue à sa prison rédemptrice. Il s’adapte peu à peu ; l’équilibre déplace le centre de gravité. De nouveaux réflexes prennent le relais. Au milieu du parcours, une trêve s’établit ; on commence à compter les semaines passées, puis celles à venir, puis les jours et les nuits. Entre-temps, à force de bouger, la contention faiblit, le corps a repris un minimum de confiance en lui ; on peut se tourner sur un côté pour essayer de dormir. On peut sortir, vêtu en brouillon, avec ce qui a pu passer sur l’épaule, guettant avec inquiétude les mouvements autour de soi, les aspérités et les occasions éventuelles de rechute. Vaincu par l’obligation d’attendre le temps exigé, il faut mettre à profit cette interdiction d’être en certains endroits pour expérimenter, chez soi, les positions, les choses nouvelles. On ne peut plus dessiner, soit, la souris de l’ordinateur prolongera l’invention, tâtonnante au début, puis de moins en moins.
Quand le jour J arrive, la prison brisée par la magie d’un coup de ciseaux, les premiers instants sont déconcertants. L’équilibre, d’abord. En un instant, il faut se tenir droit, sans soutien, alors qu’une certaine fragilité est encore ressentie car les muscles endormis par des semaines d’immobilité ne sont pas prêts à fonctionner. L’appui a disparu et les habitudes ne reviendront qu’en quelques jours. La douleur, elle aussi endormie par le Dujarier, revient parler au corps du traumatisme subi. C’est pourtant le moment de reprendre l’avantage, de vouloir se relever, jamais réellement actif depuis la chute. Il faut se décider, forcer les défenses de ce corps qui s’était abandonné à l’oubli, lui rendre l’aptitude et l’unité.
Il y a résistance, il y a fatigue et aussi impatience, impatience encore. La communication s’établit à nouveau entre les parties du corps touchées et celles qui ne l’étaient pas. Oui, la relève arrive… le naturel peu à peu fait oublier l’exercice. Alors, venue semble-t-il d’aussi loin que les souvenirs tirés par surprise d’une armoire ancienne, quand le bois craque un peu, la dentelle des gestes naturels sourit.
11:05 Publié dans Humeur | Lien permanent | Commentaires (0)
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