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lundi, 30 octobre 2006

Une pièce utile

Les Marchands de Joël Pommerat, qu’on donne en ce moment au théâtre Paris-Villette, est une œuvre importante parce que dérangeante. À cent années-lumière du théâtre bourgeois de Zeller-le-minable-clown-piteux dont il a déjà été question ici, ce spectacle est artistiquement risqué et socialement à contre-courant. On comprendra qu’il ait séduit le sale esprit que je suis. Il a tout pour ça.

Audace formelle, pour commencer. La pièce est racontée en voix off par une narratrice et tout est mimé… La narratrice elle-même, qui est sur scène parmi les autres comédiens, mime parfois ses propres paroles. Sauf en quelques endroits, où elle raconte en direct ; où les personnages, vers la fin et brièvement, disent directement leur texte. Une succession de scènes, parfois fort brèves, entrecoupées de « noirs », rythme une action qui, plastiquement, évoque forcément le cinéma muet, d’autant que les éclairages concourent à faire disparaître les couleurs jusqu’à évoquer un noir et blanc indépassable. Durant ces « noirs », un travail de plateau considérable est réalisé par les techniciens comme par les comédiens – investis de plusieurs rôles – et la succession de scènes fait qu’on se demande logiquement comment tous s’y prennent pour opérer en si peu d’instants des changements si importants.

Audace du contenu, évidemment. En ces temps de chômage et de difficultés, voire de misère sociale, il est devenu pratiquement interdit de parler du travail et de le critiquer. Pommerat, ici, ose le faire et nous dire que le travail est aliénant. Qu’il est source d’horreur et de mal-être. Qu’il peut conduire à une déshumanisation et à une perte de conscience de la réalité. Le tout, savamment entretenu par les politiciens. J’ai mémoire d’un professeur de philosophie qui nous disait que le plus grand tort du marxisme était d’avoir donné à l’homme le culte du travail. Pommerat, lui, fonce dans le tas, toujours talentueusement, et sans donner au spectateur l’impression de lire un éditorial dans un journal. Il n’oublie pas de faire œuvre, sait que le contenu a besoin d’être servi et ne perd jamais son point de vue d’artiste en accumulant les audaces. Il est non seulement l’auteur de la pièce, mais aussi son metteur en scène. Ce sont pourtant des métiers très différents. Il parvient à les réunir au creux de son talent.

Audace du traitement du sujet, qui plus est. Plusieurs aspects de l’œuvre laissent la porte ouverte à l’interprétation. Aucune solution n’est définitive, aucune explication n’est certaine et surtout pas les explications rationnelles. Il ne s’agit pas cependant d’une de ces créations fourre-tout où l’auteur n’est pas lui-même certain de ce qu’il désire dire et laisse au public le soin de tirer les conclusions qu’il souhaite, en s’évitant – souvent parce qu’il n’en est pas capable – de tirer les conclusions de son propos. Pas du tout. Pommerat sait ce qu’il a à nous dire ou à nous suggérer et il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas le comprendre. Les aspects incertains viennent en plus. En plus d’une route impeccablement suivie.

Audace du rendu de la durée. Dans un film, dans un livre, une pièce, le rendu de la durée est, pour moi, le point peut-être le plus important. Je tiens que le sujet ne peut qu’être desservi par un rendu inégal de la durée, à plus forte raison par l’ignorance totale qu’on peut observer, parfois, de la conscience par l’auteur de l’espace-temps de ce qu’il crée. Ici, je me suis posé la question : la pièce n’est-elle pas trop longue (elle dure une heure cinquante) ? Plus j’y pense, et après en avoir parlé avec d’autres, plus je me dis que Pommerat était parfaitement conscient de ce point et a étiré l’action jusqu’aux limites du supportable, pour créer en toute connaissance de cause un malaise absolu chez le spectateur qui, ainsi, ne peut plus refuser l’évidence de la tragédie dont on vient de lui offrir le spectacle. « Offrir » est ici, naturellement, un terme de convention. L’auteur ne nous offre rien, il nous propose moins encore. Bien plutôt, il nous balance en plein visage une réalité sociale que son talent d’artiste n’oublie pas de muer en œuvre, et nous pousse à sortir d’un confort dont, d’aventure, nous aurions oublié de nous méfier.

Commentaires

Je rappelle que Gluglups a créé un petit site sur cette pièce dont il nous parlait le 25 septembre dernier, dans un commentaire apporté à "Une stratégie élémentaire", note du 15.

http://site.voila.fr/marchands/les_marchands.pdf

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 30 octobre 2006

"Je rappelle que Gluglups a créé un petit site sur cette pièce": c'est un bien grand mot. Il s'agissait juste du début d'un dossier que je faisais.

Je n'ai rien à ajouter à ce compte rendu de Jacques très juste et très complet, sinon que le spectacle est prolongé jusqu'au 18 novembre et qu'on peut voir un petit reportage diffusé par Arte cet été, ici: http://stream.arte-tv.com/ramgen//permanent/c2/jdc/20060714/avignon_pommerat_fr.rmvb

J'ai apprécié aussi la bande son (avec des morceaux très courts, répétés en boucle), qui contribue beaucoup au climat émotionnel de la pièce.

Sinon, qu'en a pensé Martine?

Écrit par : gluglups | mercredi, 01 novembre 2006

"Je rappelle que Gluglups a créé un petit site sur cette pièce": c'est un bien grand mot. Il s'agissait juste du début d'un dossier que je faisais.

Je n'ai rien à ajouter à ce compte rendu de Jacques très juste et très complet, sinon que le spectacle est prolongé jusqu'au 18 novembre et qu'on peut voir un petit reportage diffusé par Arte cet été, ici: http://stream.arte-tv.com/ramgen//permanent/c2/jdc/20060714/avignon_pommerat_fr.rmvb

J'ai apprécié aussi la bande son (avec des morceaux très courts, répétés en boucle), qui contribue beaucoup au climat émotionnel de la pièce.

Sinon, qu'en a pensé Martine?

Écrit par : gluglups | mercredi, 01 novembre 2006

Je regarderai ce reportage ce soir. Merci pour le lien. Quant à Martine, elle a aimé aussi mais elle répondra elle-même, je suppose.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 02 novembre 2006

Ce que j'ai pensé de la pièce :
- La Villette est loin de chez nous : bien dommage,
- la chaleur ? J'étais tellement accrochée à ce qui se passait sur scène : même pas remarqué ; j'avais juste un peu soif,
- la mise en scène : carrément "géniale" pour abuser des termes,
- le texte : férocement d'accord avec le fond ; surprise par la forme.
Bref c'était une vraie réussite. Je ne me suis pas plus exprimée parce -- une fois de plus -- j'étais d'accord avec ce qu'en a dit Jacques. D'ailleurs, il a fait la note et, comme souvent, je l'ai relue avec lui, apportant un peu de sel à notre moulin.
Merci de nous avoir donné cette idée, critique à l'appui.

Écrit par : Martine Layani | jeudi, 02 novembre 2006

Tiens, un moulin à sel, c'est original. On voit de tout, rue Franklin.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 02 novembre 2006

Bon reportage qui, en quelques minutes, présente plutôt bien l'univers de l'auteur. C'est intéressant, suivez le lien.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 02 novembre 2006

Je suis content que cela vous ait plu, Martine. Je me serais senti un peu gêné si cela n'avait pas été le cas. Cela dit, commençant un peu à vous connaître tous les deux, je pense que cela ne pouvait que vous intéresser.

Écrit par : gluglups | jeudi, 02 novembre 2006

Les commentaires sont fermés.