samedi, 15 juillet 2006
À mon rasoir
Vous rasez le fil des jours et la menace grisée qui me cerne, attentivement, avec précision. En cela, vous n’êtes pas sot. Vous passez le temps quotidien au fil acéré d’une double lame interchangeable, disposée en haut d’un manche de laiton. Je n’entends pas par là que vous vous y prenez comme un manche. Ce serait vous désobliger. Il reste que votre caresse est hypocrite puisqu’elle peut se révéler griffe ou coupure. Il faut se méfier de vous, chaque matin que Dieu fait, lorsque vous tranchez dans la mousse fraîche, vive, que me délivre une bombe achetée au plus proche supermarché et dont la consistance m’indiffère. J’achète toujours la moins chère, pourvue qu’elle soit sans odeur.
On parle d’un raseur pour désigner un importun, on dit d’une chose ennuyeuse qu’elle est rasoir. Ce n’est pas très aimable. On dit encore « raser les murs » pour signifier qu’on passe le plus discrètement possible. La métaphore, en ce qui vous concerne, est peu flatteuse. Elle s’inscrit au registre des choses sans gloire, vergogneuses, sans lustre ni éclat. Pourtant, vous êtes utile, vous êtes mon complice puisque nous sommes seuls, vous et moi, à savoir la couleur amère du poil que nous supprimons d’un commun accord ; j’aurai garde, cependant, d’omettre votre fourberie, celle qui aboutit trop souvent à la blessure, certes légère, mais inesthétique et désagréable. Je pense qu’en réalité, vous vous vengez de votre regrettable réputation par de petites mesquineries de ce tonneau-là. C’est dommage. Je vous apprécierais empreint de davantage de noblesse. Après tout, quand on porte une lame à son côté, une lame à ses armoiries, c’est qu’on est de haut rang, il me semble. Ne troublez donc pas votre sang bleu en faisant couler mon sang rouge. Personne n’a rien à y gagner et je pourrais fomenter une révolution s’il m’en prenait l’envie. Un rasoir sur l’échafaud, voilà qui ne manquerait pas d’originalité. Faire couper une lame par une guillotine, pour un poète, c’est tentant.
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