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lundi, 03 juillet 2006

À un cinéaste

Quand je revois vos films pour la quinzième ou vingtième fois, je me rends compte du métier qui était le vôtre et de la solidité de votre œuvre. J’ai beau connaître au détail près chaque image et avoir en tête la quasi-totalité du dialogue, je me laisse prendre, chaque fois, à votre piège artistique. « Vous connaissez mes films mieux que moi », m’avez-vous dit un jour. C’était excessif, évidemment, mais enfin, je les connais un peu, c’est vrai.

 

Je ne vous ai pas rencontré souvent. La première fois, c’était dans ce café situé à cinquante mètres de chez vous. J’étais en avance et je vous guettais. Je vous ai vu arriver, aussi tranquillement que si nous nous connaissions depuis sept siècles, avec cette évidence de la simplicité qui fait les grands. Aucun goût du paraître. Rien. Vous êtes entré et avez regardé autour de vous. Vous ne m’aviez jamais vu. C’est moi qui suis venu vers vous, forcément. Vous étiez étonné de me voir déjà là – je suis toujours en avance ; je n’ai jamais été en retard à un rendez-vous, jamais. Nous avons discuté et j’ai eu, bien sûr, le sentiment de subir un examen de passage, mais ce fut plutôt facile. Je savais mon sujet. Je vous ai demandé si, depuis votre treizième film sorti deux ans plus tôt, vous aviez un projet en préparation : « Il y a eu quelques idées, qui n’ont pas décollé. L’oiseau ne s’est pas envolé », avez-vous répondu, ou à peu près. Et vous avez tenu à payer les consommations.

 

Les deux autres fois, ce fut chez vous. Chez vous, ça ressemblait au décor de vos films. Je n’étais pas dépaysé. « Vous avez l’âge de mon fils » : c’est une des rares paroles un peu personnelles que vous m’avez adressées. D’ailleurs, ce n’était pas tout à fait exact, je suis un peu plus âgé que lui, mais pour vous, cela n’avait pas d’importance. Un dimanche matin, j’arrivai au pied de votre immeuble. Vous étiez là, à m’attendre devant la porte, dans la rue. La porte est fermée le dimanche et vous aviez oublié de m’indiquer le code d’accès. Quand vous vous en êtes rendu compte, vous avez pensé m’appeler, mais c’était trop tard, j’étais en route, alors vous avez décidé de faire le pied de grue devant chez vous. Je ne sais pas beaucoup de gens de votre notoriété qui eussent ainsi procédé. La dernière fois, vous m’avez appelé par mon prénom en me raccompagnant à la porte de votre appartement.

 

Je ne vous ai jamais revu. Il n’y eut pas de quatorzième film. Trois ans plus tard, à peu près, vous êtes mort, au creux de juillet. Je l’ai appris par la presse, à la campagne : de loin, j’ai aperçu à l’éventaire un titre fragmentaire, j’ai compris. Dans mon carnet d’adresses, je ne raye jamais les noms des personnes décédées, c’est un principe. Comme ça, ça fait un peu moins cimetière, enfin, je m’en donne l’illusion. Vous y figurez toujours, avec ce numéro de téléphone qui était certainement sur liste rouge, mais que vous donniez volontiers. Tout à l’heure, je suis passé devant chez vous, volontairement. La porte était ouverte, j’ai regardé l’entrée, je vous ai revu sur le trottoir, qui m’attendiez. J’ai levé les yeux vers vos fenêtres. On fait ce qu’on peut.

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