Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mercredi, 26 avril 2006

Réglement intérieur – Un acte d’indiscipline à l’École normale supérieure de jeunes filles de Fontenay-aux-Roses en 1961

Dans l’impossibilité où je me trouve de publier ce récit, je le donne à lire ici en espérant qu'il pourra intéresser ceux qui sont curieux d'histoire des mentalités et, bien entendu, tous ceux que touche, de près ou de loin, celle de l’Éducation nationale. Réglement intérieur paraîtra en dix fois.

 

AVANT-PROPOS
Ce bref récit est établi à partir de documents archivés depuis 1961 dans les papiers de l’École normale supérieure de jeunes filles de Fontenay-aux-Roses. Ils sont soumis au délai de communication trentenaire et peuvent donc, par conséquent, être reproduits. Si les faits qu’ils rapportent étaient seulement concevables à présent, on les qualifierait de péripétie.
Cependant, l’anecdote est d’un profond intérêt, aussi bien en ce qui concerne l’histoire de l’Éducation nationale – celle, en particulier, d’un prestigieux établissement – que celle des us et coutumes. On dira, pour résumer, que, sept ans avant Mai-68, un mouvement de protestation plutôt mesuré va prendre des proportions inusitées, être répercuté par la presse et s’achever en déférentes lettres d’excuses, avant qu’un courrier ministériel ne sonne la fin de la récréation.
Mai-68, qui a existé pour moins que ça, n’est pas né sans gestation. Depuis longtemps, en silence mais obstinément, se manifestait un désir d’autre chose. L’évènement mineur, mais combien intéressant sociologiquement et culturellement, qu’on va raconter ici est une des minuscules pluies qui firent germer le grain. Les jeunes filles concernées avaient, à l’époque des faits, entre vingt et vingt-quatre ans. Si elles se sont trouvées, plus tard, parmi les actrices de Mai, elles ont donc compté parmi les plus âgées (vingt-sept à trente et un ans). Elles sont maintenant retraitées ou sur le point de l’être.
Ce qu’on va lire est beau et modeste comme une histoire d’école, cependant grave comme une histoire de femmes et important comme une histoire des mentalités.
 

I
DANS L’ÉCOLE
L’École normale supérieure de jeunes filles, au n° 5 de la longue rue Boucicaut à Fontenay-aux-Roses (Seine), est une des sept ENS de France. Elle a été créée par un décret de Jules Ferry, du 13 juillet 1880. De cette date jusqu’à 1937, elle est rattachée à la direction de l’enseignement primaire, puisque sa vocation est alors de former des institutrices. À partir de 1937, elle dépend de la direction de l’enseignement supérieur. Par décret du 19 février 1945, l’ENS d’enseignement primaire devient ENS préparatoire à l’enseignement du second degré pour les jeunes filles. Le droit syndical est reconnu aux élèves en 1945. De 1948 à 1954, elles acquièrent, progressivement, le statut de fonctionnaires stagiaires, et la loi n° 54-304 du 20 mars 1954 le leur confère définitivement. Elles perçoivent un traitement sur lequel elles doivent payer à l’établissement le coût de leur entretien. René Coty est alors président de la République et André Marie, ministre de l’Éducation nationale. En 1956, la formation est portée à quatre années, et la préparation à l’agrégation inscrite dans les textes – elle était, jusque là, pratiquée de fait. C’est justement pour cette préparation qu’en 1959, est acceptée, au ministère, la proposition de la directrice d’accepter des auditeurs libres.
La rentrée d’octobre 1960 a lieu dans un contexte politique douloureux. L’Union nationale des étudiants de France (UNEF) distribue un tract, imprimé sur un papier bleu : « Pour la paix en Algérie (...) pour la reprise des négociations, pour la défense des libertés et de la démocratie, tous devant la Mutualité jeudi 27 octobre, à 18 heures ». La manifestation initialement prévue place de la Bastille a été interdite, mais elle est autorisée à la Mutualité.
En 1960, on compte soixante-dix mille étudiants à Paris (vingt pour cent d’entre eux sont mariés), dont quatorze mille vivent en cités universitaires et en foyers. Le problème du logement est important et l’accroissement de cette population d’ici 1970, tel que le prévoient l’INSEE d’une part, les doyens des cinq facultés de l’université de Paris d’autre part, le rendra plus difficile encore. Les Fontenaysiennes, en théorie, sont logées dans leur établissement, mais ce n’est pas tout à fait le cas.
Elles sont, en effet, réparties dans plusieurs centres. Si la majorité d’entre elles (cent cinq) se trouve à l’École elle-même, desservie par la ligne de Sceaux – la gare de Fontenay se situe à deux-cents mètres de l’établissement – trente sont logées à la résidence universitaire Jean-Zay d’Antony,[1] trente-cinq au « logement féminin » de la rue Lhomond,[2] quinze au foyer Concordia,[3] tout proche du précédent, et six au foyer des étudiantes, boulevard Raspail.[4]
Les cent cinq élèves qui habitent l’École sont inscrites en première et deuxième années en toutes sections, ainsi qu’en quatrième année de mathématiques-sciences.
Les jeunes filles installées dans les centres extérieurs connaissent des impératifs particuliers. Ainsi, rue Lhomond, elles doivent être rentrées, chaque soir de la semaine, à 22 heures 30, sauf le samedi et le dimanche. Elles payent 1 nouveau franc pour prendre une douche ou bien 0, 20 nouveau franc pour pouvoir être admises à sortir après 22 heures, le samedi ou le dimanche. Afin de préserver le silence nécessaire à l’étude, on leur interdit l’emploi de transistors et d’électrophones. Surtout, elles savent qu’elles sont admises au foyer en tant qu’étudiantes et non comme élèves de Fontenay, ce qui leur interdit, de fait, de se regrouper. Boulevard Raspail, les élèves de troisième année, littéraire ou de mathématiques, partagent à quatre l’espace étroit d’un studio. C’est d’autant plus regrettable qu’une très belle résidence universitaire de jeunes filles est en cours d’achèvement à Fontenay-aux-Roses. Elle est due aux architectes Cazaneuve et Peray, comprend deux cent douze chambres et ouvrira le 1er janvier 1961. À Antony, les Fontenaysiennes ne bénéficient pas du tarif fixé pour les étudiants et doivent verser une redevance complémentaire.
Bien sûr, le fait d’être éloignées de l’École contraint les élèves à des déplacements constants, rapidement fatigants et coûteux, car l’assistance aux cours dispensés à Fontenay reste obligatoire. Enfin, il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait qu’il n’y a pas de contact réel entre des élèves aussi disséminées, isolées de leur établissement. Ces conditions ne permettent pas une réelle vie scolaire, une « vie d’École » ni, par conséquent, une authentique identité de Fontenaysiennes.
Les candidates au recrutement doivent être âgées de plus de dix-huit ans et de moins de vingt-cinq ans au 31 décembre de l’année du concours. Elles doivent encore avoir souscrit un engagement décennal et avoir été jugées aptes médicalement. Depuis trois années déjà, les effectifs augmentent. On a établi, de longue date, les plans d’un nouvel internat, mais rien n’a encore été réalisé. Dans ce contexte, ce sont naturellement les cent cinq élèves de l’École qui sont les plus favorisées, en tout cas les moins à plaindre, puisque les mieux installées. C’est pourtant parmi elles que va naître l’incident majeur de l’année universitaire 1960-1961, à Fontenay.
Le Cartel fédéral des Écoles normales supérieures, qui fait partie de l’UNEF, installé 45, rue d’Ulm, non loin du Panthéon, a l’idée, a priori parfaitement légitime, d’unifier les réglements intérieurs des sept établissements qu’il « chapeaute ». Il élabore donc un projet. Avant de le présenter au ministre de l’Éducation nationale ainsi qu’au haut-commissariat à la Jeunesse et aux sports, il désire le soumettre à l’approbation des directeurs et directrices des Écoles. Le 18 février 1961, il adresse ce document de travail – il importe d’y insister – qui comprend onze articles, à chaque chef d’établissement, accompagné d’une lettre de deux pages, signée du président du Cartel. Cette lettre est ainsi rédigée :[5]
 
Madame la Directrice,
 
Le Cartel des Écoles normales supérieures, au nom des élèves des sept ENS, a décidé de présenter au ministère de l’Éducation nationale et au haut-commissariat à la Jeunesse et aux sports, un projet de réglement intérieur qui serait commun à toutes ces Écoles, et soumet d’abord ce projet à votre approbation.
Si la situation dans votre École est celle que prévoit ce projet, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir appuyer notre action en nous donnant sur ce sujet un avis favorable, qui aurait d’autant plus de poids qu’il serait autorisé par une longue expérience.
Dans le cas contraire, nous vous demandons de bien vouloir prendre notre projet en considération et de nous communiquer vos objections au cas où il s’en présenterait.
Nous n’ignorons pas qu’il existe entre les sept ENS des différences sensibles, différences en premier lieu des [sic] conditions matérielles (locaux, situation géographique), différences de fonctions puisqu’elles préparent à divers ordres d’enseignement, différences entre Écoles de jeunes filles et de jeunes gens, différences enfin dues aux traditions des Écoles, dont la création s’est échelonnée sur plus d’un siècle. Néanmoins, depuis 1951, les élèves des ENS ont le même statut de fonctionnaires stagiaires ; ils bénéficient du même traitement et effectuent un reversement annuel de taux identique. De plus, ils se préparent tous à la profession d’enseignant.
Il existe donc, à notre avis, assez de traits communs pour justifier l’extension de l’uniformité de leur statut à l’organisation même de la vie dans chaque École.
La plupart des élèves des ENS sont majeurs et sont tous en âge d’être considérés comme responsables de leurs actes. Il est nécessaire que rien ne vienne entraver leur liberté personnelle, qui ne soit indispensable à la bonne marche de leurs études.
En outre, il n’est pas possible de confiner à la seule École normale supérieure la formation d’un futur enseignant, il doit dans l’intérêt de sa formation professionnelle et culturelle, participer à de multiples activités extérieures (théâtre, conférences, concerts…).
Enfin, le libre choix reconnu à chacun dans les domaines politique, syndical et religieux, n’implique pas seulement la possibilité de participer à de telles activités à l’extérieur mais aussi d’exercer ce droit à l’intérieur de chaque École qui en constitue le cadre naturel.
C’est pourquoi nous avons élaboré un projet de réglement intérieur, dont les dispositions essentielles suivantes seraient communes aux sept ENS :
– liberté de sorties ;
– liberté des visites, non limitées au parloir ;
– liberté pour les élèves de tenir les réunions et conférences de leur choix à l’intérieur des Écoles ;
– liberté de diffusion de tracts, journaux et livres de toute nature ;
– droit pour les élèves de prendre les repas en dehors [sic] et d’être indemnisés dans les limites de prévisions nécessaires à l’intendance, dans les Écoles où il ne fonctionne pas de système de tickets ;
– possibilité pour les élèves d’être logés dans les Écoles pendant les vacances de Noël et de Pâques quand ils y sont contraints par des nécessités familiales ou pécuniaires ;
– représentation effective des élèves au Conseil d’administration de toutes les Écoles.
Nous estimons en outre qu’il serait souhaitable d’associer les élèves, à l’avenir, à toute révision du réglement intérieur des Écoles et de prévoir des dispositions pratiques à cet effet. Cette participation des élèves sera également souhaitable pour envisager l’adaptation de ce réglement aux conditions locales de chaque École [mais alors, il ne s’agirait donc plus d’un réglement intérieur commun !].
Cette collaboration que nous espérons fructueuse entre la direction et les élèves de chaque ENS ne sera possible que s’il est procédé dès maintenant à un large échange de vues sur ces questions.
Dans l’espoir d’une réponse favorable, nous vous prions, Madame la Directrice, d’agréer l’assurance [sic] de notre profond respect.
 
Pour le bureau du Cartel : le Président.

 

À suivre

© Jacques Layani


 


[1] La résidence universitaire Jean-Zay fonctionne depuis novembre 1955, date à laquelle le premier pavillon d’habitation a pu être mis en service. L’inauguration a lieu en juin 1956. Fin octobre 1956, tous les pavillons sont ouverts, logeant mille trois cent quarante-huit jeunes gens et cinq cent quarante-huit jeunes filles. À la fin de l’année 1956, sont disponibles les trois pavillons destinés aux étudiants mariés, soit quatre cent quatre-vingt-dix ménages.

[2] La maison d’étudiantes du 53, rue Lhomond (Ve arrondissement) dite foyer Pierre-de-Coubertin, a été fondée par Yvonne de Coubertin, qui en fera don à l’État en 1966.

[3] Ce sont des donateurs protestants américains et français qui ont fondé, en 1912, le cercle Concordia, pour aider les étudiants. Dirigée par Mme R. Rocard de 1946 à 1963, la résidence, située 41, rue Tournefort dans le Ve arrondissement (Gobelins 75-16), sera cédée à l’État en 1962, et gérée alors par le comité parisien (COPAR) du centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS).

[4] Il s’agit de la maison des étudiantes, 214, boulevard Raspail dans le XIVe arrondissement (Danton 76-09), gérée par la société universitaire des amis de l’étudiante, fondée sous le haut patronage du ministre de l’Instruction publique et du recteur de l’académie de Paris, reconnue d’utilité publique.

[5] Dans cette lettre comme dans tous les documents cités dans cet ouvrage, on s’autorisera quelques annotations personnelles. Ces incidentes sont signalées entre crochets.

Commentaires

Et alors ? Que s'est-il passé ?

Écrit par : lamkyre | vendredi, 28 avril 2006

A suivre...

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 28 avril 2006

Ce texte devrait représenter une dizaine de notes de la longueur de celle-ci. Il se trouve dans mon ancien ordinateur, un Mac de 1994. Je dois donc imprimer les feuillets, les scanner, tout relire et faire un minimum de mise en pages, même sommaire, pour le faire paraître ici. Je n'ai que très peu de temps en ce moment, je ne sais donc pas quand sera publiée la suite.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 28 avril 2006

Les commentaires sont fermés.