vendredi, 16 décembre 2005
Au café du coin, 3
Évidemment, connaissant la modestie du lieu, j’ai hésité à inviter Louis XIV au Campo. Le Roi-Soleil, pourtant, est un homme simple. Il me parle de Mme de Maintenon en avalant un pavé cuit à point et m’entretient des soucis que lui donne La Fontaine. Le poète n’a pas hésité à le moquer publiquement par une fable intitulée Les Animaux malades de la peste. « Je n’ai pas cillé », ajoute Sa Majesté. J’ai souri car j’ai bien vu que Valérie, elle, le faisait ciller en lui apportant, au dessert, un tiramisu aux fruits rouges.
Lorsque Richelieu, de son large manteau vêtu, m’a rejoint à ma table, il a produit un certain effet, il faut bien le dire. « Éminence », l’ai-je salué en l’accueillant. Ses bottes étaient poudreuses : il arrivait de loin et ne voulut pas couper son téléphone portable car il attendait des informations politiques. « Vous voyez bien, Jacques, c’est important, je joue ma réputation ». Je l’ai assuré que je le comprenais. En mangeant une cuisse de canard à l’orange et aux navets, il m’a proposé d’entrer à son service, j’ai réservé ma réponse. À ce moment, Valérie tout à son travail, prenant un virage sur les chapeaux de roues, nous désigna du doigt : « Coffee ? » demanda-t-elle, déjà partie vers l’office. « Cette jeune personne est charmante », a estimé le cardinal.
Comme il y a beaucoup de monde au Campo, on est un peu serré. Heureusement, Jeanne d’Arc est menue. Je la regarde, en face de moi, grignoter un morceau de pain en mangeant une salade. Cette pauvre fille qu’on s’acharne à représenter blonde sous prétexte qu’elle vient de Lorraine, est brune en réalité. Une fois, elle est arrivée à cheval, ce qui n’a pas beaucoup d’importance, mais il a été difficile de l’installer à une toute petite table : elle était en armure. Je crois bien que, lorsque je déjeune avec Jeanne, Christelle est un peu piquée au vif. Il faudra que je m’en assure.
Le général de Gaulle est lui aussi très simple, comme Richelieu, comme Louis XIV, comme l’Empereur, comme tous mes amis qui déjeunent au Campo avec moi lorsque leurs occupations le leur permettent. Quand sa DS noire le dépose boulevard de l’Hôpital et qu’il entre dans l’établissement, Christelle est impressionnée, qu’elle l’avoue ou pas. Spontanément, d’ailleurs, tout le monde se lève et un grand silence s’établit. Cependant, chacun reprend vite ses esprits et son repas. Le général m’entretient ensuite des affaires de la France. Il fait mine d’ignorer mon amitié avec Sartre, l’indéfectible affection qui me lie à Cohn-Bendit, il est au-dessus de ces contingences. « La France libre, Layani ! Il n’y a que ça » me dit-il quelquefois en s’en allant. À son chauffeur, il lance : « Nous rentrons, Marroux. Direction Colombey ». J’ajoute qu’au rebours de Léonard de Vinci, le général paie toujours l’addition.
Je prends quelquefois des leçons de grandeur avec Victor Hugo, lorsque ses multiples tâches l’autorisent à déjeuner en ma compagnie d’une brochette accompagnée de tagliatelles. Valérie, qui se permet tout – elle pourrait être sa petite fille, mais j’ai comme l’impression qu’il ne la regarde pas du tout comme telle – l’appelle « Mon Totor chéri », comme le faisait Juliette Drouet. Le poète, grand séducteur devant l’Éternel, ne désapprouve pas. Hugo peut regarder bouger les hanches de Christelle tout en évoquant pour moi sa prochaine œuvre de géant. Je lui demande : « Maître, pourquoi ne sanctionnez-vous pas Chirac de traits vengeurs, altiers, ainsi que vous le fîtes pour Napoléon-le-Petit ? » Hugo me regarde fixement et, au bout d’un temps de silence, me dit : « Je suis trop vieux. Je n’ai plus de temps à perdre avec la misère intellectuelle ».
(À suivre)
07:00 Publié dans Cour de récréation | Lien permanent | Commentaires (12)
Commentaires
Succulente cette note. Tiramisu aux fruits rouges? Je n'en ai jamais mangé.
Écrit par : Livy | vendredi, 16 décembre 2005
Ah ah, mais on ne trouve ça qu'au Campo, bien sûr !
(Précision : dans ce petit feuilleton stupide, tous les plats sont authentiques).
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 16 décembre 2005
Franchement, Jacques, tu devrais faire attention !
1) Qu'est-ce que tu fricotes avec Jeanne d'Arc ? Cette fille a de mauvaises fréquentations !
2) Je ne t'imagine vraiment pas au service du Cardinal de Richelieu (j'espère que tu as dit "réserver ta réponse" par pure politesse). Je te verrais plutôt du côté des Mousquetaires !
Écrit par : fuligineuse | lundi, 19 décembre 2005
Je m'étonne en effet qu'à cette table on n'ait pas vu Jules Vallès, qui me semble politiquement plus proche de notre ami Jacques que le cardinal "rouge".
Écrit par : Feuilly | mardi, 20 décembre 2005
"il s'agit surtout de grandeur, ici. "
On l'avait remarqué, Jacques, on l'avait remarqué.
Écrit par : Feuilly | mardi, 20 décembre 2005
Je sais bien, c'était de l'auto-ironie.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 20 décembre 2005
J'aime beaucoup la bannière d'aujourd'hui dans laquelle tu es déguisé en méchant loup et Martine en Chaperoin rouge.
Écrit par : Feuilly | mardi, 20 décembre 2005
Je trouve formidables toutes les bannières de Patrick Dalmasso, chacune dans son genre. Il en reste encore de nombreuses à venir. Un vrai festival.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 20 décembre 2005
Je ne me moque pas, il est vrai... mais j'ai bien ri à imaginer la scène !
Écrit par : Fanny | mardi, 20 décembre 2005
Ah mais c'est peut-être Jacquilou qui a mis une perruque et Martine qui est en louve affamée ?
Écrit par : Benoit | mardi, 20 décembre 2005
Et la recette du tiramisu aux fruits rouges ?
Allez, pour changer de la sempiternelle bûche !
Écrit par : Benoit | mardi, 20 décembre 2005
Je ne connais pas cette recette, je n'en ai mangé qu'au Campo. Je rappelle que dans cette histoire farfelue, tout est vrai : le nom du café, celui des serveuses, les plats.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 20 décembre 2005
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