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lundi, 31 octobre 2005

Pour un portrait, par Martine Layani-Le Coz

Il y a, sur les photos de ma première année, cette petite fille qui hésite à marcher, puis court vers un chat gris, pour une caresse, sous les yeux attendris de sa mère.

 

À présent, si je m’avance seule vers les chats, ils me sont toujours étrangers comme l’étaient les autres dans ma prime enfance.

 

Je vivais alors dans le cocon parental, à l’abri de l’indiscipline où mes questions étranges restaient ignorées. Les remarques d’un enfant de dix ans n’étaient pas prises en considération par les adultes ; je faisais donc ma révolution toute seule, dans ma tête. Et ce sourire persistait, d’une vie sans blessure, un peu niais, affiché en signe de bonne santé sur mon visage, en contredisait l’humeur parfois changeante.

 

À l’adolescence, quand vraiment ce monde qui n’était pas le mien et que, vaguement, je ne sentais fait pour personne, m’a trop heurtée, des professeurs scrupuleux, des amies ont découvert une résistance et un ton de révolte à mon regard.

 

Puis mai 1968 est arrivé sur mes vingt ans : j’ai voulu tout refaire d’un seul trait, mais rien ne m’avait vraiment préparée à la revendication sociale et la gigantesque ouverture de cette année-là s’est refermée, ainsi qu’une plaie, sans avoir pu écouler toute ma rancœur.

 

Puisque, décidément, ce sourire était celui des idiots heureux, il ne me restait plus qu’à tenter de l’être. Depuis, je garde malgré moi ce sourire inconscient. Qui n’a jamais souri pour faire plaisir ne peut comprendre : ce n’est pas un passeport de grande qualité. À côté de la plaque, comme toujours. Mon cadavre aura-t-il aussi ce rictus qui m’emprisonne, ne reflétant que ma bonne volonté ? Toutes les musiques sont bonnes sur les chemins de l’oubli ; quel oubli ? Celui du vide et la déception de n’avoir su tirer profit des jours (prêtés ou donnés ?).

 

Sur les photos, je suis un peu raide et mes grimaces ne cachent qu’une irrésolution à rester parmi vous. Alors, je parle pour tenter d’expliquer et j’ai la bouche ouverte et les mains en l’air. Mes yeux de myope, à jamais perdus dans le vague, se cachent derrière des lunettes. Ne subsiste que mon nez en trompette, pour annoncer à mes voisins qui je puis être. Comment se fier à un nez ? C’est pourtant dans le visage ce qui vieillit le moins ; on le conserve toute sa vie, à moins d’un accident.

 

Pas de quoi faire une histoire...

 

(1988)

07:00 Publié dans Humeur | Lien permanent | Commentaires (7)

Commentaires

Il me touche ce texte.
Je me reconnais dans "Qui n’a jamais souri pour faire plaisir ne peut comprendre : ce n’est pas un passeport de grande qualité." Ce sourire pour tenter de se faire plaisir à soi même parfois.
C'est le premier "proustisme" que vous faites ici ou je me trompe?
Il y a cette irresistible envie d'en savoir plus, de la voir cette photo, de regarder ce nez de près. Eh bien, si, pour moi, tout pour faire une histoire.

Écrit par : Livy | mardi, 01 novembre 2005

Bonsoir Livy, et merci de votre intervention. C'est mon seul petit texte, ma seule ouverture, jusqu'ici, oui.

Ma photo en compagnie de Jacques ne montre pas d'assez près les traits qui sont les miens. De plus, on ne voit la trompette que de profil...

Une autre fois, si une photo est faite, d'accord.

Écrit par : Martine Layani | mardi, 01 novembre 2005

"Les remarques d’un enfant de dix ans n’étaient pas prises en considération "

Voilà bien le fond du problème. Il faut toujours écouter les enfants, être attentif à ce qu'ils disent ou veulent dire.

Plus facile à dire qu'à faire, d'ailleurs et je ne prétends pas y parvenir toujours.


En tout cas, Martine, ce qui est pratiquement votre première intervention ici, bouleverse. Entre l'enfant incomprise, l'adolescente révoltée et votre "irrésolution à rester parmi nous", on devine un gouffre d'incompréhension. On imagine surtout un regard lucide, trop lucide, posé sur notre pauvre monde et une indifférence générale face à ce regard.

Vous faites partie des gens sensibles et clairvoyants qui non seulement ne parviennent à rien changer mais qui souffrent en silence de cet état de fait.

Me trompai-je?

Écrit par : Feuilly | mercredi, 02 novembre 2005

Je vous remercie de votre lecture amicale, Feuilly. J'ai, en effet, passé mon existence à mal me faire entendre. Je ne dis pas que la faute en incombe exclusivement à autrui, à présent. Mais il est vrai que, jeune, et pleine d'espoir -- d'utopie, quoi -- je suis tombée moralement bien des fois.

Je ne connaissais pas les limites du bien-pensant, ni celles des possibilités d'un coeur humain ; je les espérais trop loin, si vous préférez.

Écrit par : Martine Layani | mercredi, 02 novembre 2005

Quel touchant portrait!

Bouleversante Martine, ce texte donne envie de vous berçer..
Comme Livy, j'y vois une histoire..
Un récit? Un roman?

Écrit par : diane | jeudi, 03 novembre 2005

Magnifique texte.
Vous en avez d'autres comme ça cachés dans vos tiroirs ?

Écrit par : Benoit | vendredi, 04 novembre 2005

Vous êtes bien indulgent, Benoît. Oui, j'ai d'autres textes, mais je ne suis sûre que d'une chose : il me faut les travailler.

Écrit par : Martine Layani | vendredi, 04 novembre 2005

Les commentaires sont fermés.