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lundi, 10 octobre 2005

Trois journaux intimes

Je lis régulièrement, sur la Toile, trois journaux intimes. Mon propos n’est pas ici de discuter du caractère précisément non intime que leur confère Internet (on parle maintenant de « journal extime ») ; de toute façon, leurs auteurs ont incontestablement désiré être lus. C’est à mon avis le cas de tout diariste, quoi qu’il puisse en dire, mais ici, l’auto-publication ne permet plus le doute.


Je voudrais plutôt parler de l’impression que me font ces lectures. Je ne donnerai pas de noms ni de titres, pas d’adresses. Bien entendu, tous trois sont des journaux tenus par des adultes, avec un évident souci d’écriture.


Le premier, de facture classique – la journée du diariste : son travail, ses amis, ses lectures, ses occupations – me plonge dans la stupéfaction. D’où vient en effet que la présence d’autrui dans ces textes, la société décrite, paraissent inexistantes ? Tout est vu, lu, digéré par l’auteur, le monde n’existe qu’à travers son regard, il n’y a là aucune générosité. Davantage encore : l’attention portée à autrui, qui existe puisque l’autre est décrit – et souvent raillé, d’ailleurs – est comme annihilée, évaporée, rendue absente par l’écriture elle-même. Non que l’auteur ne sache écrire : son style est d’une platitude absolue, mais l’exposé des idées et des faits est en soi parfaitement compréhensible. C’est pire que cela : son écriture transforme le monde, non d’une manière révolutionnaire hélas (forme, fond, indissociables, restent plats) mais en l’enduisant de grisaille. On voit certes la vie au travers des yeux du diariste, mais le problème est que lui-même ne l’observe qu’en fonction de son propre nombril, lequel malheureusement est dépourvu d’intérêt. Comprenons-nous bien : un nombril peut être passionnant si celui qui le porte y fait pousser des fleurs. Rien de tel, en l’espèce. Une telle attitude dans la vie, un regard de cette sorte, ne laissent point de m’étonner.


Le second est bien plus intéressant. D’abord parce qu’il n’est pas systématique : le diariste n’écrit pas chaque jour, ce qui nous épargne le côté factuel, l’aspect anecdotique. Ensuite, la langue est parfaite, savoureuse, sensible, elle coule sans heurt. Le monde existe, même en dehors du regard que porte sur lui l’auteur. Le style est riche, le vocabulaire aussi. L’auteur n’a certainement pas que des qualités et il ne se peint pas comme un saint – loin de là, même – mais il est attachant, quand le premier ne l’est guère. Sa sexualité différente de celle du nombre, si elle lui pose éventuellement des problèmes, ne le dresse contre personne. Il sait mordre, ne s’en prive pas quelquefois, toujours avec panache. Incontestablement plus cultivé que le premier, ce diariste-ci a choisi d’autoriser les commentaires, solution la plus périlleuse en matière de journal, surtout si l’on tient compte du fait qu’aucune barrière, apparemment du moins, n’est élevée par lui face aux faits relatés.


Le troisième est original en soi. Le diariste retient de sa journée un ou deux faits, trois tout au plus, et les rapporte dans un style volontairement détaché comme s’il n’était pas toujours concerné. Ce qui frappe le plus ici, c’est que chaque fait est mis exactement sur le même plan que les autres. Il n’y en a pas de plus important. Entendons-nous : la relation qui en est faite n’en met aucun en lumière. D’ailleurs, l’auteur ne va jamais à la ligne (ou rarissimement), chaque journée se présente, visuellement, comme un petit « bloc », où tout paraît valoir tout : travail, famille, lectures, enfants, femmes (au pluriel car le monsieur les affectionne particulièrement), ascenseurs, voisins, voiture, journaux, tout est égal à tout. Incroyablement, les notes quotidiennes ont peu ou prou la même longueur, systématiquement. Légèreté oblige. Le diariste se veut dandy littéraire, en suspens face à la réalité, l’air de ne pas y toucher. On n’y croit pas en permanence, on perçoit les failles et les douleurs, les plaies ouvertes parfois. Cependant, indéniablement, ce journal a un style, un climat propres. On ne peut pas faire de  commentaires, mais un petit forum annexé autorise les réactions – lesquelles, est-ce l’influence du maître de maison, restent toujours comme en retrait.

14:19 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (33)

Commentaires

Evidemment, voire inévitablement, on est tenté d'aller voir par soi-même si l'on pourrait devienr à quel journal vos commentaires peuvent renvoyer...
Une réflexion : si j'ai bien lu votre commentaire, trois hommes. Simple hasard, je suppose (sans malignité) ?

Écrit par : Tanguy | lundi, 10 octobre 2005

Oui, ce sont trois hommes, ce n'est pas fait exprès. Je n'ai pas (encore) trouvé de journal féminin, ce qui m'étonne d'ailleurs.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 10 octobre 2005

Une note parfaite. Vous en trouverez sans doute quelques échos en mon carnet, et il est bien dommage que je ne puisse vous citer !

Écrit par : Baptiste | lundi, 10 octobre 2005

Ah non, surtout pas, Baptiste. Après tout, l'écho, dans le val, ne cite pas ses sources...

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 10 octobre 2005

L'Echo de Narcisse non plus ! En tout cas, sans que vous ne les citiez, on sait parfaitement qui sont vos trois diaristes. Bravo.

Écrit par : Baptiste | lundi, 10 octobre 2005

Puisqu'on est ici en cercle restreint, je suppose qu'on a le droit de parler de ce qu'on aime, de faire part de ses petites délectations ou obsessions. Alors, Jacques, je vous envoie un extrait de Roland Barthes. Celui-ci s'est essayé plusieurs fois à l'écriture d'un journal. Notamment lorsque sa mère est tombée malade.

Il fait précéder ces quelques pages d'un petit texte de présentation dans lequel il s'interroge sur l'intérêt et les difficultés du journal intime (comment ne pas tomber dans les clichés de l'écriture au jour le jour, par exemple).

Comme ce texte est écrit dans une langue tout à fait simple, compréhensible et sensible, je crois que cela pourra intéresser vos lecteurs. Et je pense aussi qu'il y a des interférences avec ce que vous avez pu dire ou éprouver. Je fais suivre ce texte des premiers mots de son journal.



"Je n'ai jamais tenu de journal - ou plutôt je n'ai jamais su si je devais en tenir un. Parfois, je commence, et puis, très vite, je lâche - et cependant, plus tard, je recommence. C'est une envie légère, intermittente, sans gravité et sans consistance doctrinale. Je crois pouvoir diagnostiquer cette « maladie » du journal : un doute insoluble sur la valeur de ce qu'on y écrit.

Ce doute est insidieux : c'est un doute-retard. Dans un premier temps, lorsque j'écris la note (quotidienne), j'éprouve un certain plaisir : c'est simple, facile. Pas la peine de souffrir pour trouver quoi dire : le matériau est là, tout de suite ; c'est comme une mine à ciel ouvert; je n'ai qu'à me baisser; je n'ai pas à le transformer : c'est du brut et il a son prix, etc. Dans un deuxième temps, proche du premier (par exemple, si je relis aujourd'hui ce que j'ai écrit hier), l'impression est mauvaise : ça ne tient pas, comme un aliment fragile qui tourne, se corrompt, devient inappétissanl d'un jour à l'autre ; je perçois avec découragement l'artifice de la « sincérité », la médiocrité artistique du «spontané» ; pis encore : je me dégoûte et je m'irrite de constater une «pose » que je n'ai nullement voulue : en situation de journal, et précisément parce qu'il ne «travaille» pas (ne se transforme pas sous l'action d'un travail), je est un poseur : c'est une question d'effet, non d'inten­tion, toute la difficulté de la littérature est là. Très vite, avançant dans ma relecture, j'en ai assez de ces phrases sans verbes (« Nuit d'insomnie. Déjà la troisième d'affilée, etc. ») ou dont le verbe est négligemment raccourci (« Croisé deux jeunes filles sur la place St-S. ») - et j'aurais beau rétablir la décence d'une forme com­plète («J'ai croisé, j'ai eu une nuit d'insomnie»), la matrice de tout journal, à savoir la réduction du verbe, persiste dans mon oreille et m'agace comme une rengaine. Dans un troisième temps, si je relis mes pages de journal plusieurs mois, plusieurs années après les avoir écrites, sans que mon doute soit levé, j'éprouve un certain plaisir à me remémorer, grâce à elles, les événements qu'elles relatent, et, plus encore, les inflexions (de lumière, d'atmosphère, d'humeur) qu'elles me font revivre. En somme, à ce point, aucun intérêt littéraire (sinon pour les problèmes de formulation, c'est-à-dire de phrases), mais une sorte d'attachement narcissique (faiblement narcissique : il ne faut pas exagérer) à mes aventures (dont la réminiscence ne laisse pas d''être ambiguë, puisque se souvenir, c'est aussi constater et perdre une seconde fois ce qui ne reviendra plus). Mais, encore une fois, est-ce que cette bienveillance finale, atteinte après avoir traversé une phase de rejet, justifie de tenir (systématiquement) un journal? Est-ce que ça vaut la peine?


Je n'esquisse pas ici une analyse du genre « Journal » (il y a des livres là-dessus), mais seulement une délibération person­nelle, destinée à permettre une décision pratique : dois-je tenir un journal en vue de le publier? Puis-je faire du journal une "œuvre" ? Je ne retiens donc que les fonctions qui peuvent m'effleurer l'esprit. Par exemple, Kafka a tenu un journal pour « extir­per son anxiété », ou, si l'on préfère, « trouver son salut ». Ce motif ne me serait pas naturel, ou du moins constant. De même pour les fins qu'on attribue traditionnellement au Journal intime ; elles ne me paraissent plus pertinentes. On les rattachait toutes aux bienfaits et aux prestiges de la « sincérité » (se dire, s'éclairer, se juger) ; mais la psychanalyse, la critique sartrienne de la mauvaise foi, celle, marxiste, des idéologies, ont rendu vaine la confession : la sincérité n'est qu'un imaginaire au second degré. Non, la justification d'un Journal intime (comme œuvre) ne pourrait être que littéraire, au sens absolu, même si nostalgique, du mot. Je vois ici quatre motifs.


Le premier, c'est d'offrir un texte coloré d'une individualité d'écriture, d'un « style » (aurait-on dit autrefois), d'un idiolecte propre à l'auteur (aurait-on dit naguère) ; appelons ce motif : poétique. Le deuxième, c'est d'éparpiller en poussière, au jour le |our, les traces d'une époque, toutes grandeurs mêlées, de l'in­formation majeure au détail de mœurs ; n'ai-je pas un vif plaisir à lire dans le Journal de Tolstoï la vie d'un seigneur russe au xixe siècle ? Appelons ce motif: historique. Le troisième, c'est de constituer l'auteur en objet de désir : d'un écrivain qui m'inté­resse, je puis aimer connaître l'intimité, le monnayage quotidien de son temps, de ses goûts, de ses humeurs, de ses scrupules ; je puis même aller jusqu'à préférer sa personne à son œuvre, me jeter avidement sur son Journal et délaisser ses livres. Je peux donc, me faisant l'auteur du plaisir que d'autres ont su me donner, essayer à mon tour de séduire, par ce tourniquet qui fait passer de l'écrivain à la personne, et vice versa ; ou, plus gravement, de prouver que «je vaux mieux que ce que j'écris» (dans mes livres): l'écriture du Journal se dresse alors comme une force-plus (Nietzsche : Plus von Macht), dont on croit qu'elle va suppléer aux défaillances de la pleine écriture; appelons ce motif: utopique, tant il est vrai qu'on ne vient jamais à bout de l'Imaginaire. Le quatrième motif est de constituer le Journal en atelier de phrases : non pas de « belles » phrases, mais de phrases justes ; affiner sans cesse la justesse de l'énonciation (et non de l'énoncé), selon un emportement et une application, une fidélité de dessein qui ressemble beaucoup à la passion : "Et mes reins exulteront quand tes lèvres exprimeront des choses justes" (Prov. 23,16). Appelons ce motif: amoureux (peut-être même idolâtre ; j'idolâtre la Phrase).

Malgré mes piètres impressions, l'envie de tenir un journal est donc concevable. Je puis admettre qu'il est possible dans le cadre même du Journal de passer de ce qui m'apparaissait d'abord comme impropre à la littérature à une forme qui en rassemble les qualités : individuation, trace, séduction, fétichisme du langage. Durant ces dernières années, je fis trois tentatives ; la première, la plus grave parce qu'elle se situait durant la maladie de ma mère, est la plus longue, peut-être parce qu'elle répondit un peu au dessein kafkaïen d'extirper l'angoisse par l'écriture; les deux autres ne concernaient chacune qu'une journée ; elles sont plus expérimentales, quoique je ne les relise pas sans une certaine nostalgie du jour qui a passé (je ne puis donner que l'une d'elles, la seconde engageant d'autres personnes que moi).

_______________________________________________

U., 13 Juillet 1977
Mme *** la nouvelle femme de ménage, a un petit-fils diabétique, dont elle s'occupe, nous a-t-on dit, avec dévouement et compétence. La vue qu'elle a de cette maladie est embarrassée : d'une part, elle ne veut pas que le diabète soit héréditaire (ce serait un indice de mauvaise race), et, d'autre part, elle veut bien qu'il soit fatal, déga­geant toute responsabilité d'origine. Elle pose la maladie comme une image sociale, et cette image est piégée. La Marque apparaît comme une source d'orgueil et d'ennui: ce qu'elle fut pour Jacob-Israël, déhanché, déboîté par l'Ange : la jouissance et la honte de se faire re-marquer.
Sombres pensées, peurs, angoisses :je vois la mort de l'être cher, m'en affole, etc. Cette imagination est le contraire même de la foi. Car c'est sans cesse accepter la fatalité du malheur que de l'imaginer sans cesse : le parler, c'est l'asserter (encore le fascisme de la langue). En imaginant la mort, je décourage le miracle. Le fou d'Ordet ne parlait pas, il refusait la langue bavarde et péremptoire de l'intériorité. Qu'est-ce donc que cette impuissance à la foi? Peut-être un amour très humain ? L'amour exclurait la foi ?Et vice versa ?
La vieillesse et la mort de Gide (que je lis dans les Cahiers de la Petite Dame) furent entourées de témoins. Mais, ces témoins, je ne sais ce qu'ils sont devenus : sans doute, pour la plupart, morts à leur tour? Il y a un moment où les témoins meurent eux-mêmes sans témoins. L'Histoire est ainsi faite de petits éclatements de vie, de morts sans relais.

Impuissance de l'homme aux « degrés », à la science des degrés. Inversement, on pourrait rapporter au Dieu classique la capacité de voir l'infinité des degrés: «Dieu» serait l'Exponentiel absolu.
(La mort, la vraie mort, c'est quand meurt le témoin lui-même, Chateaubriand dit de sa grand-mère et de sa grand-tante : « Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé»: oui, mais, comme il l'a écrit, et bien, nous le savons aussi, pour autant du moins que nous lisions encore Chateaubriand)."


Etc., etc.

Écrit par : gluglups | lundi, 10 octobre 2005

Bon, que répondre ? Il me faut un temps de décantation devant la richesse de ce qui vient de nous être proposé, et sa justesse. Il me semble même qu'à ce point de réflexion sur un sujet -- quel qu'il soit, d'ailleurs -- tout commentaire frôlera la paraphrase ou la banalité de convenance.

En tout cas, c'est l'occasion pour moi de préciser que c'est bien à ce niveau-là que j'aimerais situer la discussion...

(Par ailleurs, le fait de ne pas citer les noms et les adresses des journaux dont j'ai parlé ne relevait nullement du jeu ni de la devinette, on s'en doute, c'était simplement une question de discrétion. Car, même si ces auteurs mettent leur vie sur Internet, c'est leur volonté et je n'ai pas, moi, à les désigner).

Cette parenthèse fermée, qui parlera le premier après Barthes ?

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 10 octobre 2005

Bon, personne ?

Je ne vais pas me donner le ridicule de commenter Barthes dans le cadre d’un blog. Je préfère poursuivre sur un aspect de la question, uniquement : « Puis-je faire du journal une "œuvre" ? »

Je pense que ce n’est pas impossible si, comme pour toute œuvre, l’auteur se pose la question principale. Celle de la sincérité. Cette sincérité va porter, il me semble, sur les problèmes de forme et ceux de liberté. Je m’explique.

Le journal doit – sinon, ce n’est pas la peine, vraiment – autoriser toutes les libertés. Il n’y a nulle obligation ; on peut écrire tous les jours ou non. À mon avis, d’ailleurs, il ne vaut mieux pas. Les notes peuvent avoir la longueur que l’on veut, être même disproportionnées l’une par rapport à l’autre. Surtout, on peut choisir le matériau : de quoi va-t-on parler puisque l’exhaustivité est impossible et peu souhaitable de toute façon ? On peut jouer avec les dates. Par exemple, et ce n’est pas tricher, raconter à la date X un fait, ou bien choisir de le relater quatre jours après, avec une mention du genre : « Il y a quatre jours, j’ai… » ou, pourquoi non ? : « Cela fait quelques jours que… », sortant ainsi de la chronologie stricto sensu qui, soyons honnête, n’apporte pas grand-chose, sauf s’il s’agit d’un événement vraiment lié à la date. En effet, quelques années plus tard, on ne sait absolument plus si telle chose s’est produite le 14 septembre ou le 16 et, sauf exception, tout le monde s’en moque, le diariste en particulier.

Pour ce qui est de la forme, le seul moyen (à mon sens) de faire du journal une œuvre est de le travailler comme s’il ne s’agissait pas d’un journal. Ça a l’air idiot, dit comme ça. Ne pas s’autoriser : « Déjeuné avec Ziglaouer, steack-frites chez Le Taulier ». préférer : « Ziglaouer et moi avons pris notre repas chez l’ami Le Taulier. On nous servit de l’onglet et des pommes de terre frites ». Je dis n’importe quoi, bien sûr, et, pour rire uniquement, j’adopte une forme figée, académique. Mais il faut travailler le texte, c’est incontestable. Il n’est pas d’œuvre sans travail, pardon si le propos paraît moralisateur mais nous n’avons plus dix-sept ans pour croire encore à la valeur absolue de la spontanéité. Il ne faut pas hésiter à faire un brouillon de chaque note, de chaque entrée. Pourquoi pas ? Au nom de quel culte du pur vécu ne le ferait-on pas ?

Je pense vraiment qu’il n’y aura pas d’œuvre s’il n’y a travail au ciseau, travail de sculpture disons, d’un matériau choisi.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 10 octobre 2005

Sur une des particularités du journal intime, et pê plus encore s'il s'agit d'écrits publiés sur internet:

Quelque chose qui me frappe à la lecture de ces blogs ou journaux intimes littéraires publiés sur la toile (que je ne pratique pas, je ne lis régulièrement que le vôtre et du coup, pour comprendre certaines choses, j'ai dû naviguer un peu au loin) : cette façon irritante, parfois agressive de parler de ses goûts et de ses dégoûts, de ses lectures, de sa Kulture, dont on va se faire le comptable sur internet, avec une sorte d'acharnement. Bien évidemment, je ne parle pas de vous car il n'y a pas cette arrogance dans le ton.

Cette réserve que j'éprouve n'est peut-être pas seulement liée à cette manière de s'exprimer mais cela peut correspondre aussi à des questions d'ordre idéologique (ces deux aspects étant liés, de toute façon). Il semble que le dernier chic des Lettres (au vu de ces blogs) soit de s'affirmer de droite (extrême, souvent) et de s'entourer autant que possible des écrivains les plus Vieille France qui soient. Il faut être absolument moderne! Et chacun va sortir pourtant ses lexiques et proclamer sa dévotion pour la Langue et la Littérature immortelles.

Vous parliez un jour de votre admiration pour Sartre et j'avoue que je trouve dans ses livres ou ceux de R.B., on va dire une générosité, un humanisme qui me réconfortent.

J'en reviens au "moi haïssable" du blogger. Parfois vous avez signifié certaines de vos prédilections qui m'étaient étrangères (par exemple Claude Sautet, qui pour moi signifie, sans doute à tort: France provinciale des années 70, acmés affectivo-lacrimaux à intervalles réguliers mais-n'est-pas-Cassavetes-qui-veut) et vous avez parlé au contraire de votre manque de goût pour certains écrivains, comme Proust (une des grandes illuminations de ma vie).

D'une certaine manière, cela m'a (bêtement) chagriné, agacé ("pour qui il se prend pour aimer ou ne pas aimer untel!", ou un truc comme ça).

Dans "RB par RB", Barthes se lance dans un "J'aime/ Je n'aime pas" (il aime les oreillers plats, l'odeur du foin coupé, Sartre, Glenn Gould, etc. / il n'aime pas Satie, Bartok, la spontanéité, les loulous blancs, etc.) et il essaye de comprendre les choses:

""Je n'aime, je n'aime pas": cela n'a aucune importance pour personne; cela, apparemment, n'a pas de sens. Et pourtant, tout cela veut dire: "mon corps n'est pas le même que le vôtre". Ainsi, dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d'une énigme corporelle, appelant complicité ou irritation. Ici commence l'intimidation du corps, qui oblige l'autre à me supporter libéralement, à rester silencieux et courtois devant des jouissances ou des refus qu'il ne partage pas".


Bref, ma question serait celle-ci: le moi internautique (je m'y inclus, bien sûr) est-il forcément, fatalement haïssable?

Écrit par : gluglups | lundi, 10 octobre 2005

On s'éloigne du journal, non ? Le blog n'est pas nécessairement un journal et ne met pas forcément en scène le moi -- en tout cas, pas autant qu'un journal. Mais supposons.

Pourquoi serait-il haïssable sur Internet plus que sur papier ? C'est un peu pour cela aussi que je parlais plus haut de sincérité et de travail dans la liberté. La liberté en question exclut de se prendre au sérieux : consigner un événement huit jours plus tard ou, finalement, renoncer à le consigner est plus intelligent (donc : moins haïssable, il me semble) que de le consigner le soir même, avec tous les détails. La distance fait beaucoup : celle que crée le temps et celle qu'on crée soi-même, armé de la splendide ironie ou, à tout le moins, d'auto-dérision.

Surtout, à lire certains journaux (pas forcément les trois de la note initiale), il semblerait que l'auteur ne vive que pour écrire le soir ce qu'il aura vécu. On dirait qu'il enregistre fidèlement pour ressortir sous la lampe les faits de la journée. Comment croire à la sincérité de gens comme ça ? Dans leurs écrits et aussi dans leur vie, d'ailleurs.

(Pour ce qui est des goûts littéraires, vous savez, mes déclarations n'engagent évidemment que moi, elles ne portent pas de jugement de valeur).

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 10 octobre 2005

"Pourquoi [le moi] serait-il haïssable sur Internet plus que sur papier ?"

A chaud, comme ça, sans y avoir trop réfléchi: un journal intime sur papier, en tant que livre, montre quelque chose d'achevé, d'accompli. D'une certaine manière, la "corporéité" du moi est déjà absorbée dans l'oeuvre, elle est moins vive que sur un blog, où elle appelle, suscite, d'ailleurs, des "réactions". Je ne suis pas sûr qu'un blog ait d'ailleurs une mémoire, un passé, même s'il est possible de consulter des pages anciennes. Dans un blog, c'est l'appréciation subjective de l'auteur qui domine, alors que dans un journal publié sous forme de livre, c'est le rapport qui s'établit entre l'auteur et son oeuvre.

Il y a sans doute aussi une question de légitimité de la parole: si Julien Green fait part dans son journal de ses vues sur Wagner, par exemple, cela "passera mieux" que si c'est le jugement de quelqu'un d'absolument inconnu sur le net, sur lequel on tombera par hasard. Il m'arrive de plus en plus de tomber sur des pages de blogs, lorsque j'effectue une recherche sur google, cela m'énerve et je ne prends même pas la peine de les lire (pê à tort). Je serai plus attentif en revanche s'il s'agit d'un texte on va dire institutionnel (journaux, encyclopédies, site de spécialistes, etc.)

Sinon, la distinction blog/ journal intime sur le net, elle ne me paraît pas si évidente que cela: la différence, ce serait peut-être que dans un journal, on rapporte des événements vécus (ou supposés tels). Mais dans les deux cas, on est quand même dans une écriture autobiographique et c'est là encore l'appréciation subjective de l'auteur qui domine.

Écrit par : gluglups | lundi, 10 octobre 2005

"Un journal intime sur papier, en tant que livre, montre quelque chose d'achevé, d'accompli" : eh oui, d'où impérative nécessité du travail. C'est indispensable. Evidemment, le travail demande du temps, ce qui est le contraire de la publication instantanée sur un blog. Rien n'empêche pourtant de faire des brouillons, de préparer des notes qu'on laisse mûrir et qu'on retouche.

"Il y a sans doute aussi une question de légitimité de la parole" : cent pour cent d'accord, et j'en parlerai dans une note (déjà préparée au brouillon, justement) dans la prochaine série des "Mémoires du taulier".

"On est quand même dans une écriture autobiographique" : selon le sujet, pas toujours. Quand on parle ici de l'écriture, du roman, des techniques biographiques, de l'écriture scientifique, on est dans le débat. C'est vrai que la majorité des blogs ne fait pas ça -- et c'est pour cela que la majorité des blogs n'ira pas loin, d'ailleurs (je crois qu'on estime à deux ans en moyenne la durée de vie d'un blog).

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 11 octobre 2005

Il me semble que la nuance entre blog et journal intime est mince. Il y a l'immédiateté et l'interaction possible, bien sûr, néanmoins, en lien avec ce que vous dites tous les deux, il me semble que l'intérêt des deux formules repose sur les mêmes principes : celui qui se raconte sans limite n'est pas captivant, celui qui analyse, dissèque, étudie ce qui lui arrive ou ce qu'il a croisé est déjà plus intéressant. Le blog de Jacques nous attire parce que Jacques ne nous raconte pas ce qu'il a pris au petit déjeuner ou comment il s'est disputé avec la boulangère. Ou bien s'il le fait, c'est parce que de cette dispute naît une réflexion sur le motif de la dispute, la nature de la dispute ou je ne sais quelle conséquence de la dispute. Cela sous-entend tout de même que la boulangère de jacques soit férue de littérature, mais ce n'est pas impératif ; elle peut aussi avoir des idées toutes faites sur les mois ou les saisons et la façon dont on peut mettre en mots leur naissance.
Un journal, oui, un bulletin médical, bof...

Écrit par : Tanguy | mardi, 11 octobre 2005

La boulangère? Sur un blog littéraire, il vaudrait mieux parler de la femme du boulanger...

Écrit par : Feuilly | mardi, 11 octobre 2005

"De cette dispute naît une réflexion sur le motif de la dispute, la nature de la dispute ou je ne sais quelle conséquence de la dispute", dit Tanguy. C'est ce que l'on nomme la problématisation, ce mot fort laid mais qui désigne une chose indispensable, qui fait que l'écriture n'est pas un collage d'informations mais la mise en forme de la nature, l'ordre de l'auteur dans le désordre originel -- ça se nomme la création. La problématisation est trouvée par la réflexion puis par le travail, toujours indispensable, de la forme.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 11 octobre 2005

Jacques, j'ai été très touché par votre texte. Votre anayse est très juste.

Écrit par : P | mardi, 11 octobre 2005

Amitiés, P.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 11 octobre 2005

"je est un poseur : c'est une question d'effet, non d'inten­tion, toute la difficulté de la littérature est là".

Oy. C'est une plongée en apnée et dans Barthes, que je n'avais pas lu depuis au moins 20 ans ! Je vous lance mes réactions comme ça, en n'ayant certes pas la prétention d'une connaissance privilégié de Barthes et ses théories. Je n'ai pas terminé mes études en littérature précisément parce que les problématisations (en effet, quel mot affreux) me semblent devenir des problèmes exquis, division et surdivisions du Moi-Je et de mon rapport à mon Je-me-moi.

Jacques, vous parlez de sincérité dans l'écriture. En art, je trouve la sincérité inutile. Être honnête dans son entreprise d'accord. Mais sincère, n'est-ce pas une bonne intention, comme on dit un bon sentiment, et quel surplus de lumière cela apporte t-il à une toile, un livre ou un film, que son créateur ait été sincère ?

Le journal tenu quotidiennement par l'ordinaire citoyen sans statut littéraire lui apporte un recul sur lui-même, au delà de toute considération esthétique, qui peut l'aider à vivre ou à dérouler ou ne pas s'emmêler dans le fil de sa vie. Le jeu esthétique ne concerne que celui qui a le souci de faire oeuvre de littérature. Mais si c'est le cas, alors le journal n'est-il pas un terreau comme un autre pour faire surgir le texte qui conduira vers la connaissance ?

N'est-ce-pas aussi ce que vous détestez dans la littérature actuelle, ces romans qu'on diraient tous écrits sur un mode "journalistique" ? Le Je poseur décrit par Barthes posant dans un journal pour un jour finir par penser que ces lignes écrites, finalement, c'est de la littérature parce que Je s'amuse à faire l'écrivain, que J'utilise des beaux mots signifiants et que les autres gagneraient à lire ma prose ?

Est-ce que Barthes se posant toutes ces questions de la forme (versus le fond) ne verse pas dans l'obsession du je, le soupçon de lui-même et de ses motifs ?

Ultimement, la seule question vraiment intéressante pour moi est: pourquoi a t-il cette envie récurrente d'écrire un journal, qui par définition mettra en vedette Roland Barthes, et au contraire du Barthes qui fait oeuvre, le Barthes au quotidien ?

Sa mère est tombée malade. Dure épreuve. Peut-on imaginer Barthes se soucier du premier degré de l'écriture et nous parler de lui et de sa mère ? Sans analyse, en délaissant le bataclan théorique et en écrivant au plus près, pour faire surgir ce qu'il ne sait pas lui-même qui est LÀ ?

Je repense au livre magnifique de Pierrette Fleutiaux, "Des phrases courtes ma chérie". Écrire sur soi, et trouver ce que le roman ne permet pas de révéler directement.

Je repense aussi à Nancy Huston, disciple de Barthes (qui fut si je ne m'abuse son directeur de thèse), qui écrit:
"Quand je suis arrivée à Paris, je disais à qui voulait l'entendre que j'avais envie d'écrire. Mais l'époque n'était pas à la littérature considérée comme une activité de luxe. Il fallait tout comprendre, lire Marx, Lacan et soutenir la révolution... il a fallu que Roland Barthes meure en 1980 pour que je saute le pas et écrive mon premier roman. Comme si mon surmoi théorique avait disparu avec lui. La joie absolue de dire je à la place de quelqu'un d'autre, je l'ai découverte à ce moment-là."

La phrase qui me parle ici, c'est "La joie absolue de dire je à la place de quelqu'un d'autre" ce luxe essentiel.
Construire plutôt que déconstruire.
Le fond d'abord, la forme suivra.

Écrit par : Benoit | mardi, 11 octobre 2005

"Jacques, vous parlez de sincérité dans l'écriture. En art, je trouve la sincérité inutile. Être honnête dans son entreprise d'accord. Mais sincère, n'est-ce pas une bonne intention, comme on dit un bon sentiment, et quel surplus de lumière cela apporte t-il à une toile, un livre ou un film, que son créateur ait été sincère ?"

Je pense aussi que la sincérité relève de l'Imaginaire.

"Est-ce que Barthes se posant toutes ces questions de la forme (versus le fond) ne verse pas dans l'obsession du je, le soupçon de lui-même et de ses motifs ?"

Je pense que Barthes était effectivement aussi dans la détestation de soi (consciente, assumée, néanmoins) et cela allait au-delà du seul problème littéraire.

Quelque chose qui revient souvent dans les discussions ici et qui semble faire l'unanimité (alors qu'il y a des divergences, par exemple sur l'appréciation du Nouveau Roman. Pas trop d'accord avec vous là-dessus, Benoît, désolé mais ce n'est pas très grave, et quelqu'un a vous a répondu mieux que je ne l'aurais fait, on ne va pas relancer la discussion): la question du style.

Benoît semble d'ailleurs distinguer le "fond" et la "forme".

Bon, disons que je ne sais pas toujours ce que cela désigne exactement pour vous, le style. Ou du moins, je crois comprendre que cela correspond à une sorte d'ornementation du contenu, à un bien dire, à un ensemble de procédés maîtrisés, au recours à des figures de style, à un art d'écrire, etc.

En même temps, j'ai le sentiment que Barthes est davantage dans le vrai lorsqu'il parle de "justesse de l'énonciation".

Pour prendre un exemple qui nous est familier à Jacques et à moi, il me semble que Ferré est meilleur dans un texte comme "La Solitude" que dans certains textes plus "léchés", plus travaillés ou plus soignés "stylistiquement". Et que dans ce cas, cette idée de "justesse de l'énonciation" convient davantage.

Le "style" du diariste peut être très "plat" (ainsi que ses idées) - et les exemples sont nombreux chez des écrivains comme Amiel ou Julien Green qui ont tenu leur journal toute leur vie - et néanmoins captivant d'un point de vue littéraire.

Il me semble aussi que ce qui fonde la valeur d'un blog, ce n'est pas tant la qualité du style ni l'intérêt des idées et des événements vécus (après tout, "J'ai mangé du chou chez ma grand tante" vaut bien un "j'ai dîné chez le président de la république") que, précisément, cette "justesse de l'énonciation".

Il resterait à définir ce que c'est exactement.

Écrit par : gluglups | mardi, 11 octobre 2005

Deux remarques :

Il est symptomatique que Barthes, ce grand théoricien, éprouve finalement le besoin d’écrire un journal et de revenir à un sujet où le moi personnel peut s’exprimer davantage. On revient à ce que l’on a déjà dit de la critique qui inconsciemment veut faire œuvre littéraire. Même si elle a détrôné la littérature sur le plan de la reconnaissance symbolique, elle conserve la nostalgie d’un écrit où l’auteur pourrait parler de lui ou de ce qui lu tient à cœur (alors que la critique, même bien écrite, reste pour moi une œuvre sur une œuvre).

Remarquons en passant que seuls peuvent publier des mémoires les personnalité déjà connues. Si je sortais un livre avec tout ce qui me passe par la tête au jour le jour (réflexions politiques, littéraires, philosophiques, existentielles), on en rirait. Si je m’appelle Renaud Camus, cela passera. Sans parler de l’ineffable Matzneff (dont j’ai feuilleté un jour un livre dans une librairie) qui décrit d’une manière monotone toutes les gamines qu’il a croisées au cours de sa journée et ce qu’il a fait avec elles.

Pour ce qui est de l’adéquation entre la forme et le fond, je crois que c’est essentiel. Même si certaines écoles ont pu prôner la suprématie de la forme seule (genre Kristeva), définissant la littérature par un jeu sur la langue, il n’en reste pas moins qu’un texte qui frappe est un texte qui a quelque chose à dire et qui le dit bien. Le style de Voltaire n’est pas celui de Jacottet parce qu’ils ne décrivent pas la même réalité. Mais chacun de son côté a su trouver les mots qu’il fallait pour exprimer ses propres idées.

Écrit par : Feuilly | mercredi, 12 octobre 2005

"Remarquons en passant que seuls peuvent publier des mémoires les personnalités déjà connues", dit Feuilly. Pour publier tout court, c'est la condition, en effet. Vieux débat : vous voulez faire quelque chose ? Qu'est-ce que vous avez déjà fait dans ce domaine ? On tourne en rond. Il paraît que Gallimard (Gaston, le fondateur) disait : "Vous voulez que je vous édite, jeune homme ? Faites-vous connaître".

"Barthes, ce grand théoricien, éprouve finalement le besoin d’écrire un journal et de revenir à un sujet où le moi personnel peut s’exprimer davantage" : Barthes a un oeil critique sur tout, pourquoi ne l'aurait-il pas sur lui-même ? C'est plutôt bien, je trouve.

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 12 octobre 2005

C'est bien, en effet, mais je veux dire par là que son travail de critique ne lui suffisait plus et cela malgré toute la célébrité et toute la reconnaissance qu'il lui avait apporté.
Même si le statut de l'écrivain est en perte de vitesse, il conserve toujours une aura qui fait rêver.

Écrit par : Feuilly | mercredi, 12 octobre 2005

Mouais... Ou qui rend les gens jaloux, aussi, tu sais. J'ai eu pas mal d'ennuis à cause de ça, à mon travail, eh oui. Et pourtant, je ne suis personne, vraiment personne.

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 12 octobre 2005

Vous aurez peut-être remarqué que j'ai beaucoup eu recours au point d'interrogation dans mon intervention. Je n'affirme rien (enfin, pas trop) mais je me (vous) pose des questions.

Vos réponses me conviennent en ce que, reprenant l'exemple de Ferré, lorsque le style est trop présent, l'ornementation, le travail d'orfèvre, je ne regarde plus l'ensemble mais le détail. Lorsque c'est le cas, c'est un exercice de style et ça m'emmerde.

En effet, on ne va pas repartir sur le Nouveau Roman, nos positions sont irréconciliables.

Jacques dit: "fond et forme ne se peuvent séparer car, si l’on sait ce qu’on désire exprimer, si on le maîtrise, la forme viendra seule." Sauf erreur, mon "Le fond d'abord, la forme suivra" dit la même chose. Sinon, toute considération de la forme préalable à la création suppose un exercice. Comme l'Oulipo par exemple. (Ou le Nouveau Roman, he he, Ô pardon.)

Je continue de penser qu'il y a une différence entre sincérité et authenticité. Sincérité implique une intention qui n'a rien à voir avec le résultat final. D'un point de vue extérieur, un auteur sincère dans l'intention artistique peut accoucher d'un livre qui n'a rien d'authentique, malgré ce qu'en pense le premier concerné. Alors qu'un artiste qui a d'abord le souci de créer, sans intention préalable ou auto-censure liée à une intention (de sincérité par exemple) peut livrer un oeuvre livrant une véritable authenticité, ce qu'il ne saura qu'une fois l'oeuvre réalisée.
À l'arrivée. Pas avant.

Sur Barthes: "Je pense que Barthes était effectivement aussi dans la détestation de soi (consciente, assumée, néanmoins) et cela allait au-delà du seul problème littéraire." Je me souviens avoir lu quelque part le commentaire d'un écrivain qui admirait Barthes et qui pensait que le seul échec de son parcours était qu'il ne s'était jamais permis de quitter le champ théorique.
À cet égard, son "surmoi théorique" se serait-il développé au détriment d'un oeuvre autre ou complémentaire paralysé par cette haine de soi ?
Ce qui expliquerait les envies d'écriture de journal, Roland débarrassé de Barthes ?
Psychologie de bazar, j'en conviens, cependant, notez que dès le lendemain du tout premier jour, il se relit et se critique, comme si chaque phrase (dans un journal !) devait absolument livrer un signifiant d'une profondeur insondable. Comment arriver à écrire un oeuvre autre que théorique si chaque phrase est sommée de signifier ? Si chaque phrase doit être porteuse de style ?
Cette haine de soi, n'est-ce pas aussi une forme d'auto-terrorisme qui ne permet pas d'aller au delà d'une certaine limite ? Parfois, les vieux réflexes sont plus comfortables que le risque de ne pas se reconnaître ailleurs, hors du soi comfortable, même si détesté. Bon, la consultation est terminée docteur Benoit.

Écrit par : Benoit | mercredi, 12 octobre 2005

"Un auteur sincère dans l'intention artistique peut accoucher d'un livre qui n'a rien d'authentique" : oh là là, c'est une phrase désespérante, ça. Je ne peux guère le croire. J'y réfléchirai. Brr...

Ou bien alors, tout est de ma faute : je ne parviens pas à trouver les mots qu'il faut pour que nous puissions nous comprendre. Curieux, non, Benoît ? Chez Gary, nous nous comprenons, en privé nous nous comprenons aussi et ici, il y a un problème de termes employés. Bizarre, ça.

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 12 octobre 2005

Bon, Jacques, faudra en passer par Martine pour se comprendre :o)

"c'est une forme de littérature tout à fait personnelle, je dirais même individuelle avec tout ce que cela comporte parfois d'intime et même de non avoué -- qu'on retrouve quelquefois bien plus tard." C'est tout à fait ce que je tentais d'expliquer quand je disais que l'exercice du journal aurait permis à Barthes d'être aussi Roland, et son acharnement analytique envers ses moindres commentaires ne lui permettait pas de laisser émerger ce qui était LÀ, dont il ne savait rien, et dont, ultimement, il préférait sans doute ne rien savoir - comfort des certitudes par rapport à soi-même, même dans la détestation.

Quant au désespoir provoqué chez vous Jacques par "Un auteur sincère dans l'intention artistique peut accoucher d'un livre qui n'a rien d'authentique", allons, il me semble que c'est simplement le constat d'une réalité pourtant bien commune. Combien d'auteurs qui s'expriment sur de grands sujets, qui vont en discourir partout et qui (dans leurs livres) sont tout (sentencieux, pontifiants, simplistes et allez-y avec vos propres adjectifs),qui ne sont que dans l'affect, la pose tout donc sauf authentiques.
Ou alors ils sont sincèrement poseurs, donc authentiques ?

Vous allez me dire que vous parlez des artistes "vrais" mais voyez, il nous arrive de ne pas nous entendre sur qui mérite le titre d'écrivain. Alors ?

Le "parler juste", d'accord.
(On m'a aussi parlé de "penser juste" sur un autre blog, je trouve ça douteux pour tout dire. Il y a un relent de rectitude là-dedans qui me fait tiquer.)

Mais vous savez Jacques, on ne va sans doute pas accoucher d'un Art d'écrire collectivement par blog interposé :o).

N'empêche, je vous remercie de permettre ces échanges, gluglups de nous ramener Barthes (à petite dose j'aime assez, je suis une petite nature que voulez-vous), c'est autrement plus riche, même dans le désaccord, que l'autre blog ou j'ai mes habitudes et dont, parlant de désespoir, je commence franchement à désespérer.

Écrit par : Benoit | mercredi, 12 octobre 2005

Je ne crains pas le désaccord, mais je redoute l'incompréhension.

L'incompréhension débouche souvent sur le malentendu, cette chose abominable.

Non, "on ne va sans doute pas accoucher d'un Art d'écrire collectivement par blog interposé" -- mais ces réflexions en commun m'intéressent et m'aident aussi dans mon travail. Je ne peux pas pratiquer quoi que ce soit sans me poser des questions sur cette pratique et sur l'histoire de la discipline en question.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 13 octobre 2005

Je viens de lire avec grand intérêt toute cette discussion à propos de la valeur (ou non) d'un journal intime, qu'il soit ou non sous la forme d'un blog. Quelques remarques pêle-mêle - qui ne sont certes pas du niveau intellecturel de ce qui précède, mais puisque le taulier m'a si gentiment invitée, je vais mettre quand même mon grain de sel dans sa potée :
- Le passage de Barthes (passionnant...) témoigne de ce qu'ayant traité comme personne du "désir d'écrire", il est naturel, comme le dit notre cher taulier, qu'il se soit intéressé et qu'il ait été attiré par la forme du journal.
- Belle formule que ce "un nombril peut être passionnant si celui qui le porte y fait pousser des fleurs" (JL). Je me souviens que dans l'expo Barthes de Beaubourg, il y avait une fiche où il disait n'aimer les chaussettes que quand elles sont neuves...
- A partir du moment où l'on écrit, la sincérité ne peut jamais être complète, il y a toujours en arrière-plan l'hypothèse que cela peut être ou sera lu. Ensuite, le comment on se débrouille, chacun, avec la part de pose que cela induit, peut déterminer l'intérêt du texte.
- Enfin, l'expression « justesse de l’énonciation » me fait irrésistiblement penser à Vailland, qui a couru toute sa vie après cette justesse et s'en est très bien expliqué.

Écrit par : fuligineuse | jeudi, 13 octobre 2005

Effectivement, tu me pousses dans mes retranchements !
1) Je n'ai pas d'exemple qui me vient à l'esprit pour le moment. Il me semble toutefois que l'idée que le texte sera lu nous fait tenter de le voir par le regard de l'autre. Et que cela induit une tentation du paraître, de la séduction.
2) Tout ce que Vailland a écrit sur la question de "faire le poids" de quelqu'un ou quelque chose avec des mots. En me référant notamment à la conversation qui se trouve au début de la Fête. Aussi le passage du chapitre 2, "ce qu'il voudrait dire de Lucie (...) voilà ce qui la distingue absolument d'une autre, Lucie unique, et qu'il voudrait dire avec les mots justes".

Écrit par : fuligineuse | vendredi, 14 octobre 2005

Explique-nous ça, Fuligineuse. Que voulait dire Vailland par "faire le poids" ?

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 14 octobre 2005

"l'idée que le texte sera lu nous fait tenter de le voir par le regard de l'autre. Et que cela induit une tentation du paraître, de la séduction."

C'est tout à fait ça, il faut oser, et dans le mouvement se surprendre de ce qu'on va trouver dans le geste même d'écrire, et ça, c'est oser arrêter la pensée critique de soi, la vision de soi-même à travers l'oeil de l'autre: jugement sur soi, révisionisme du texte - Barthes trouve ses phrases ceci cela alors qu'elles disent pourtant beaucoup sur Roland. Barthes lui, maitrisé, révisé, analysé, ne saurait laisser l'écriture le guider. Cela demande un abandon. Ce que Christiane appelait, dans ce texte que je vous citais, le droit de parfois avoir l'air du chat tombé dans la bassine d'eau.
Peut-on imaginer le grand Barthes risquer sa réputation et avoir l'air du chat mouillé et abasourdi de ce que son écriture abandonné lui ferait découvrir ?
Dommage pour lui, tant pis pour nous.
Il reste Barthes, c'est déjà pas mal...

Parlant de ridicule, désolé si j'emmêle les fils, mais le droit au ridicule et à l'erreur ne semble pas faire partie des droits de l'homme, en tout cas lorsqu'on lit et participe à des blogs. Je vous disais moi-même ma longue hésitation avant de plonger, et une fois cela fait, j'ai dû essuyer (et c'est toujours le cas bien sûr) ma part d'insultes. Pas étonnant que l'on choisisse souvent le silence.

Écrit par : Benoit | vendredi, 14 octobre 2005

Faire le poids ? Je pense que Vailland voulait dire - donner à voir, à sentir, à percevoir par les mots quelque chose comme : ce qui est constitutif d'un être, d'un animal, d'un objet, ce qui le caractérise dans son unicité en même temps que dans son appartenance à l'espèce. Faire cela avec le moins de mots possible, les plus précis, les plus... justes.

Pardon de dire aussi mal ce que lui dit beaucoup mieux. Et je trouve qu'il y est parvenu - pas tout le temps mais par moments. Je pense par exemple à des personnages secondaires, comme Nathalie Empoli dans Beau Masque.

Écrit par : fuligineuse | lundi, 17 octobre 2005

Oui, je sais ce qu'il voulait dire, Fuligineuse. Je voulais que tu l'expliques aux autres participants qui ne sont pas forcément au courant de l'expression.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 17 octobre 2005

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