vendredi, 07 octobre 2005
Maurice Pons, un écrivain nécessaire
Je donne ici à lire un extrait de mon ouvrage Écrivains contemporains (L’Harmattan, 1999). Il s’agit d’une présentation de l’œuvre de Maurice Pons. On voudra bien considérer que ce texte a été écrit en 1992. Je ne le rédigerais plus ainsi aujourd’hui. Tel qu’il est, cependant, il peut faire connaître à ceux qui l’ignoreraient cette œuvre très insolite. Depuis sa rédaction, ont paru, qui ne sont donc pas pris en compte ici, un volume de Souvenirs littéraires et un scénario, La Dormeuse, à tirage limité. Il faut enfin ajouter un livre dont j'ignorais tout lors de l'écriture de cette étude, La Folle passion de Cléopâtre, d'après Shakespeare, livre qui ne figure dans aucune bibliographie.
Il est, pour paraphraser Baudelaire, de fortes œuvres pour qui tout livre est poreux. D’où vient, en effet, que du travail de Maurice Pons, s’échappe un parfum entêtant, toxique peut-être et identifiable entre tant d’autres ?
Maurice Pons vit dans l’Eure, au moulin d’Andé d’où sont datés ses ouvrages. Il a cet avantage d’être un écrivain rare, non seulement par son style et les sujets qu’il choisit, mais aussi, plus prosaïquement, par le rythme qui est le sien. Au rebours des auteurs qui publient avec une régularité confondante, Pons donne à lire, à des intervalles importants, des textes de facture et d’écriture toujours différentes. Il est un écrivain nécessaire.
Avec La Passion de Sébastien N., on est chez Jonathan Swift, voire chez Rabelais. Ce personnage, omnivore depuis toujours et dont une vision d’enfance va conditionner la vie et la sexualité, mange, à la fin du roman, sa voiture. Pièce après pièce. Il veut lui montrer son sentiment, s’assurer qu’ils ne seront plus séparés et c’est pour lui la seule solution. Vision classique de l’amour, la psychanalyse en a vu d’autres. Le mythe de l’automobile est ici, simultanément, porté à son paroxysme et disséqué. Outil de puissance sexuelle, de dépassement, d’affirmation virile. Ce sont des modèles habituels, mais ce n’est pas tout, car il y a aussi, dans cette Passion, une histoire d’amour tendre et d’incompréhension, de solitude. Le récit se déroule, entre autres, dans le département de la Haute-Tisane, notation que ne renierait nullement le capitaine Gulliver. Rappelons que le père de l’auteur, l’universitaire Émile Pons, était un érudit swiftien ; son enfance durant, son fils baigna dans toutes les exégèses des Voyages ; un jour, il les préfacera. Le portrait de Swift ornait le bureau de son père qui ne s’en sépara jamais, même au moment de la fuite devant l’avancée des troupes nazies, lorsque la famille quitta Strasbourg, où naquit Pons. Il faut peut être rapprocher de cela cette phrase de Métrobate, où l’auteur évoque l’exode de mai 1940 : « Au dernier moment, maman n’a pas pu résister à la folie d’emmener sa jument ». Que cette anecdote soit ou non réelle, ne peut-on risquer ici un parallèle ? On emmène une jument. Or, chez Swift, le quatrième voyage de Gulliver fait aborder celui-ci au pays des Houyhnhnms, nobles chevaux philosophes et poètes, aux altières préoccupations et ne connaissant que les vertus.
Swift se retrouve aussi dans Les Saisons, livre noir et magnifique, au moins sur un point, celui de ce pessimisme que nous serions portés à appeler désespoir absolu. La société que rencontre Siméon dans ce pays où l’automne dure vingt mois et l’hiver trente à quarante (il n’y a pas d’autres saisons) est abjecte, immonde. Désespérante et désespérée. On n’est pas si éloigné de Swift, à ceci près qu’il y a fort peu d’humour dans Les Saisons. Non que Pons n’en soit doué, loin de là, mais il a écrit un livre où l’horreur le dispute à la désespérance. L’allégorie est totale. Le lecteur le plus détaché reconnaîtra sans peine une volonté d’outrance mais il ne rira pas, sauf à être malhonnête. Nous sommes ici en pays noir. La seule lueur d’espoir – l’arrivée des deux cavaliers inconnus qui font entrevoir aux habitants un monde meilleur – est aussitôt éteinte, piétinée, niée ; c’est un mensonge. Quand le peuple arrive, après un voyage de mort, d’horreur et d’épuisement, en vue de cet autre pays, c’est pour en croiser les autochtones qui ont vu les mêmes cavaliers et sont partis, eux aussi, vers... l’endroit d’où venaient les premiers ! La conclusion est logique. Siméon, qui les avait guidés, sera sacrifié. Notation importante, il s’était fait leur berger, ils le tuent à coup d’ossements de mouton. La boucle est close. Il s’agit peut être là du plus important ouvrage de Pons. Il concentre toutes les visions de son auteur au point le plus aigu de la tristesse de vivre. Il n’est pas utile, ici, de narrer par le menu le thème des Saisons. Il faut un sacré courage pour entrer dans ce livre et pour y rester jusqu’au bout, mais le plaisir intellectuel et moral qu’on y goûte est sans pareil. La force du roman, sa puissance en raviront plus d’un. Précisons que la dimension onirique, en même temps que philosophique, du récit, est servie par une belle langue classique.
À propos de la langue, relevons cette gourmandise que s’offre Pons dans Mademoiselle B. L’auteur-personnage se rend chez un pharmacien qui lui dit avoir lu ses ouvrages et ne pas les avoir goûtés. Il se croit tenu de préciser que sa femme, elle, ne les a appréciés que parce qu’elle « a des goûts décadents ». Il ajoute : « Votre langue n’est pas sûre ». Quelle jubilation doit être celle de l’écrivain lorsque, se mettant lui-même en scène, il crée un personnage lui reprochant son français, surtout lorsqu’il sait pertinemment que sa langue est sans défaut. Quelle joie d’ainsi pouvoir jouer avec et contre ses propres vérités ! Un peintre pourrait, à la rigueur, « tricher » ainsi avec lui-même, s’amuser d’un jeu de miroirs et de profondeurs (construction dite « en abyme »). Un sculpteur connaîtrait davantage de difficultés. Dans ce domaine, l’écrivain est roi. Chacun des personnages qu’il fait naître est et n’est pas un bout de lui-même, peut exprimer l’opinion de son créateur ou son contraire. L’écrivain peut s’offrir des plaisirs de ce genre : « Votre langue n’est pas sûre », quelle jouissance !
Avec Mademoiselle B., donc, Pons aborde un moyen technique nouveau pour lui, celui de l’auteur-personnage. Cette délicate méthode a été employée avec succès par nombre d’écrivains, tel Roger Vailland. Mais nous resterons décidément dans le domaine du merveilleux. Mademoiselle B. est un somptueux canular, composé avec un talent prodigieux. À première lecture, il s’agit d’un livre totalement autobiographique. Le lecteur, toutefois, se rendra vite compte que tout, dans ce roman, est faux. Pons s’y met en scène, écrivain demeurant au village imaginaire de Jouff, à l’ouest de Paris, dans la campagne. Le livre connaît de nombreuses digressions, d’ailleurs succulentes, qui se rapportent aux gestes et opinions de Pons lui-même ; il y a gros à penser qu’ils sont, eux, exacts. Pour le reste, tout est illusion et pas seulement l’argument, ou l’atroce dénouement. Pons aurait fort bien pu créer un personnage central, le narrateur, et l’affubler de quelque nom. Tout son art est de lui avoir donné le sien et d’avoir encore brouillé les pistes, en se permettant mille considérations personnelles. Cela va cependant plus loin, dans la mesure où l’on retrouve ici sa perpétuelle négation des frontières supposées entre réalité et fiction, introduisant une fois encore la notion de merveilleux, ainsi que l’humour noir cher aux surréalistes. Picturalement, si Les Saisons évoquaient Jérôme Bosch (ainsi que Patinir, nous y reviendrons), Mademoiselle B. fait plutôt penser à un Dali mâtiné de Magritte et de Klee. Il y a tout de même, ce qui ne saurait être tu, une dimension d’angoisse dans cette œuvre. Cette angoisse, on ne la ressentait pas vraiment dans Les Saisons, où l’horreur estompait tout autre sentiment. Ici, tout l’introduit, des descriptions de cadavres décomposés à celles de pendus à la langue boursouflée, butinée par un essaim de frelons, en passant par la cadence de certains passages qu’on jurerait accordés à la vitesse à laquelle le personnage conduit ces automobiles dont il raffole (autre aspect du sujet déjà évoqué dans La Passion de Sébastien N.). Et le récit s’accélère encore dans sa dernière partie, comme tiré par la motocyclette du pseudo-fils de l’auteur, jusqu’au bout. Jusqu’à la mort, fidèle compagne littéraire de Pons.
Rosa est un roman présenté sous l’aspect de la chronique historique d’un pays, naturellement imaginaire. Avec Rosa, le psychanalyste ne sait plus où donner de la tête. Surtout, c’est l’empreinte rimbaldienne qu’on y retrouve. Rimbaud est présent dans le récit que fait Segesvar du voyage qu’il a effectué à l’intérieur de la belle aubergiste. Car, si « la vraie vie est ailleurs », où donc Maurice Pons peut-il bien la situer, sinon dans ce pays que découvrent des hommes très malheureux lorsque, dans le lit de Rosa, ils pénètrent (au sens propre et total) en elle ? Ce n’est pas acceptable, pour les militaires qui commandent la place, Rosa doit disparaître. Elle mourra, et de quelle façon ! Il est d’ailleurs symptomatique que ce soient la force, les militaires, qui détruisent l’amour et la vraie vie. Dans tous ses livres, la sympathie de l’auteur est clairement exprimée. Maurice Pons affectionne l’effet de surprise final, qui suit généralement un autre effet extraordinaire, mais auquel s’attend le lecteur, bien préparé par le talent et le métier de l’écrivain. Cependant, le coup final est imprévisible. Si l’on a compris, par avance, que Sébastien N. va manger sa voiture, on ne peut deviner ce qui va suivre. Si l’on a pressenti la clef du mystère de Rosa, on ne sait pas ce qui se passera ensuite. Double niveau du mouvement narratif de conclusion, choc et impact du livre dans le souvenir.
Nous avons évoqué, à plusieurs reprises, les peintres et la peinture. Il était inévitable que Pons fît un jour un peintre d’un de ses héros. La Maison des brasseurs est construit en jeu de reflets successifs et Franck pénètre - parfois seulement - dans les tableaux qu’il peint. C’est au hasard d’un reflet ou d’une transparence observés qu’il sent qu’il pourra entrer et, là, retrouver cette femme qu’il aime en des endroits divers, dans un univers onirique. On pourra reprocher à ce roman d’être trop systématique, fondé sur une succession de scènes – qui donneront naissance, chaque fois, à des tableaux – et sur une trame visuelle tenant par trop du scénario cinématographique. Il est certain que ce texte aurait pu continuer longtemps sans que soit modifié son contenu. Mais les livres de Pons ne sont presque jamais prisonniers de l’espace et du temps. C’est ici plus sensible de par la construction même de l’ouvrage, qu’on peut ressentir comme une succession de sketches.
Douce-amère groupe onze textes, avec cette particularité qu’ils sont tous composés à la première personne, ce à quoi l’auteur n’était tenu par rien. Cela contribue à l’unité de l’ouvrage. Il ne s’agit pas d’un « assemblage » de nouvelles, mais de onze variations sur les mêmes thèmes. Certaines de ces pièces parurent en leur temps dans le journal Le Monde. Dans le même esprit, le recueil Virginales comprend des récits pour lesquels Pons s’était fixé un pari technique, celui de glisser, une fois dans chaque nouvelle, le mot « virginal ». Souvenirs d’enfance, peut-être réinventés par l’écrivain alors âgé d’à peine plus de vingt ans, ils possèdent cette douce fraîcheur que donne le talent, qui évite à jamais à un souvenir de vieillir.
Métrobate, publié en 1951, possède cette même fraîcheur. Il convient de savoir – l’auteur lui-même a rendu publique cette information – que le manuscrit de ce premier roman a été « gonflé » à la demande de René Julliard, son éditeur de l’époque. Le texte initial comptait soixante-deux feuillets dactylographiés. Pons dut en tirer cent vingt-quatre. Ainsi put s’affirmer son jeune métier littéraire. Les ajouts ne se distinguent pas, les raccords sont invisibles. En cela, Métrobate peut être considéré comme un livre porteur de promesses effectivement tenues. S’il est toujours simple de recenser, a posteriori, des qualités littéraires promises, l’honnêteté de l’écrivain reste d’avoir expliqué en détail cette histoire, lot de tout auteur, mais qui, généralement, reste inavoué. Car Maurice Pons est, à n’en pas douter, un écrivain modeste, naturellement conscient de sa valeur, mais dont chaque ligne montre qu’il ne se prend pas au sérieux : « Parodions sans vergogne (et de mémoire) François-René, vicomte de Chateaubriand, écrivain français né à Saint-Malo : "C’est de la publication de Métrobate (en 1951) que date le peu de bruit que j’aurai fait (futur antérieur) dans le monde des lettres" », écrit-il dans L’Histoire de Métrobate, texte donné en postface à une réédition de son premier ouvrage.
Dans Métrobate, on peut lire cette phrase, prononcée par le précepteur : « J’habitais alors chez un vieux cordonnier. Il avait lu tout Aristote ». C’est tout. Peut-être le jeune Pons ne savait-il pas encore, lorsqu’il écrivit ces mots, qu’un de ses prochains romans s’intitulerait justement Le Cordonnier Aristote...
Du moraliste, grand maître de l’allégorie, au politique, il n’y a qu’un pas. Lui-même l’a relevé dans la préface qu’il écrivit pour Swift : « Il joue le jeu du voyage philosophique, et qui dit philosophique entend clairement politique ». Pons devait devenir un écrivain engagé. Mais que signifie ce mot ? Il s’en expliqua lors d’une réponse à un questionnaire que lui avait adressé un journal : « Mais oui, je crois encore, je crois beaucoup à la littérature engagée. L’expression ne me paraît pas très heureuse, car ce sont les écrivains qui sont engagés dans la littérature, ce sont eux qui s’engagent, par leurs livres, dans les options qu’ils ont prises, et éventuellement dans les causes qu’ils défendent, dans les actions qu’ils mènent (...). Car la conviction politique est une formidable motivation créatrice. Je pense aux admirables Lettres du drapier de Swift se battant pour l’émancipation de l’Irlande. (...) Ne jamais hésiter à se laisser porter par le souffle d’une motivation politique, quand elle s’impose d’une façon déterminante. Je l’ai fait moi-même pendant la guerre d’Algérie, quand j’ai pris parti, résolument, pour le FLN et pour l’aide au FLN, en écrivant Le Passager de la nuit, qui ne m’a pas valu que des amis ».* Si l’on ne peut que souscrire à cette déclaration, examinons le résultat. Le Passager de la nuit se déroule à travers des paysages réels. Il s’agit d’un voyage en voiture, de Paris au Jura. C’est son quatrième roman et Pons n’est pas encore entré dans sa période fantastique. Sa prose, si elle est toujours de la meilleure encre, ne s’embarrasse même pas, ici, d’un doigt d’évasion. La quasi-totalité de l’action se situe dans une automobile et reprend source et vigueur aux étapes indispensables au voyage (plein d’essence, restaurant, hôtel). Pons vise à l’efficacité militante. Dans la France d’alors, c’était nécessaire et courageux. C’est selon une construction romanesque traditionnelle que l’auteur expose – rapidement – la condition des Algériens en France, la guerre d’Algérie, la lutte quotidienne du FLN. Georges, le chauffeur de la voiture, pose les questions de Candide. On remarquera dans ce livre une incantation sensuelle à l’automobile et au voyage par route, incantation qu’on retrouvera (mais avec combien plus de métier) dans Mademoiselle B. et qu’on aura vue, entre temps, poussée jusqu’à la satire et aux limites du conte moral dans La Passion de Sébastien N. Sympathie impossible entre un membre du FLN et cet homme qui le conduit. On pourrait croire, à plusieurs reprises, qu’un voile va se déchirer, qu’entre ces deux êtres naîtra enfin un réel échange. Mais non. Même lorsque le passager mystérieux se laisse aller : « Cela vous intéresse peut-être, me demanda-t-il soudain, que je vous parle un peu des "fellaghas" ? » – même alors, les quelques souvenirs incohérents qu’il livre à son compagnon ne jettent entre eux aucun pont véritable. L’œuvre se termine sur un message codé que le narrateur est chargé de transmettre, sans y rien comprendre, évidemment. Curieux ouvrage de Pons, où cette Françoise que le narrateur a quittée et dont le souvenir lui revient régulièrement, sert de contrepoint à l’action et donne au conducteur un passé. Encore celui-ci se présente-t-il sous les traits d’une passion morte alors que le passager, lui, a une passion politique et sociale combien vivante, qu’il ressent intensément.
C’est dans le monde du théâtre que se situait l’action de La Mort d’Éros, qui fut le second roman de Maurice Pons. Ce texte, qui a une place dans l’espace et dans le temps – les lieux sont nommés et des dates données – demeure un chant d’amour pour le théâtre, même s’il prend parfois des allures de réglement de compte avec un milieu, un univers – jalousie entre comédiens, outrances du patron de la troupe et metteur en scène, caprices des vedettes, imprésario homosexuel, préséances hiérarchiques en fonction de la notoriété et de l’importance des rôles, tout y passe.
Hormis ses adaptations, Pons reste l’auteur d’une seule œuvre théâtrale, Chto !, pièce en deux actes qui se situe en Russie, dans la campagne, avant la Révolution. Le personnage principal, le Mage, officiellement marchand de tapis, possède un pouvoir magique dont il ne se sert que peu, dédaignant la puissance qu’il pourrait lui apporter pour mieux se consacrer à la chasse aux âmes, à une belle femme enceinte, à la ronde des saisons. Pons se situe là aux antipodes des recherches esthétisantes. Il demeure fidèle à son univers de merveilleux, d’étrange et de poésie. Moins noire que ses romans, cette pièce suppose pourtant, dès l’abord, l’abandon de toute raison. L’on sourit à sa lecture... jusqu’à la fin, jusqu’aux toutes dernières répliques où l’on prend conscience que le Mage, s’il a été floué comme le croient les autres personnages, est en réalité le seul à savoir ce qui va vraiment se passer. Pons use en orfèvre de la technique théâtrale.
Pons a publié un volume d’entretiens avec le psychiatre Cyrille Koupernik, La Psychiatrie à visage ouvert. Doit-on s’en étonner ? La psychiatrie n’est pas si éloignée de son univers littéraire, par certains côtés. Dans cet ouvrage remarquable par l’aisance de sa lecture, Pons pose les questions que le lecteur se pose, suggère les remarques et les étonnements du public. Bel exemple d’une vulgarisation réussie, cet ouvrage laisse une place importante à l’homme, dont on aura su deviner que sa destinée est pour l’auteur le souci le plus important, notamment dans le chapitre intitulé « Au bonheur des hommes ».
Il a signé, en collaboration avec André Barret, un ouvrage consacré au peintre flamand Patinir. Si le texte de Barret relève de l’analyse des toiles et de l’exégèse de l’œuvre, celui de Pons est une introduction littéraire : « Il (Patinir) aura inventé pour enrichir la terre ces rochers de cristal en forme de molaires, ces incisives de quartz, qu’il fera jaillir comme des cascades à l’envers et grimper à la rencontre du ciel ». Patinir (Bouvignes, vers 1480-Anvers, 1524) a modifié l’idée qu’on se faisait alors du paysage, créant de vastes vues plongeantes intégrées au tableau, lui-même fondé sur une série de plans successifs et ordonnés. C’était incontestablement un poète. Surtout, dans la gamme des couleurs qui furent les siennes, existe un bleu nouveau, que Pons n’hésite pas à décrire ainsi : « Ce n’est pas le bleu du saphir, ni le bleu de l’ardoise ; ce n’est pas le bleu de l’acier, ni celui de la glace vive ; ce n’est pas le bleu du noble iris, ni celui de la grêle mésange ; ce n’est pas le bleu tendre de l’œil de la truite, ni le bleu argenté du mélèze bleu ; ce n’est pas le bleu du ciel, ni le bleu de la nuit. C’est un bleu qui ne ressemble à aucun autre bleu, qui n’est ni de Paris, ni de Prusse et qui ne vient pas d’outre-mer. Ce n’est pas le bleu turquin, ni le bleu Nattier, ni le bleu de cobalt. C’est un bleu qui ne ressemble qu’à lui, et qu’il faudra bien appeler par son nom : c’est le bleu Patinir ». Dans l’œuvre de ce peintre, ami de Dürer, règne un climat que Pons devait avoir en mémoire lorsqu’il composa Les Saisons. Ses paysages pourraient servir, par endroits, de cadre à l’histoire malheureuse de Siméon. Il n’y a pas de secret, les écrivains ne s’intéressent qu’aux sujets qui les hantent. Leurs goûts, en matière de peinture, ne sont jamais gratuits. Il est donc logique de trouver, chez Pons, ce Patinir ou l’harmonie du monde, comme il est concevable d’y remarquer un volume traitant de psychiatrie.
Aujourd’hui, on réédite certains livres de Pons, parfois sous un autre titre, toujours avec quelques pages d’une préface de l’auteur, spécialement composée pour cette nouvelle parution. Dans sa première livraison, la revue Les Saisons lui a consacré un dossier. Il signe quelques articles dans Le Monde diplomatique... Nous espérons une œuvre nouvelle, bien qu’il paraisse très difficile d’aller plus loin dans l’imaginaire, l’onirique et le désespoir cousu d’espérance. Que donner après ces livres si forts que nous venons de présenter rapidement ? Pourtant, cet écrivain du diable nous réserve certainement d’autres surprises. D’autres aubades au fantastique, à la raison qui dérape et donne sa démission.
* Le Nouvel Observateur, spécial littérature, mai 1981.
07:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (6)
Commentaires
Je pense qu'il y a un livre qui attend : une histoire du moulin d'Andé même si elle existe déjà un peu (Quai Voltaire, 1992). Est-ce que l'on se rend compte que là se sont trouvés rassemblés Richard Wright, René Depestre, Jacques-Stephen Alexis ? La part du moulin est grande pour la littérature antillaise et négro-américaine. Elle l'est aussi pour le cinéma : Truffaut avait fait son premier film à partir d'une nouvelle de Pons, il a écrit ensuite plusieurs de ses films-là et il y a tourné la chute de Jules et Jim, mais aussi pas mal de plans des Quatre Cents Coups. Rappeneau y a scénarisé le Sauvage et tous ses films cavalcadants dont un qui aurait dû être fait avec Perec. Ledit Perec y a élaboré son grand lipogramme et a jeté les bases de La Vie, mode d'emploi. On avait voulu créer une revue littéraire vers 68 et cela ne s'est pas fait sans doute parce que les liens étaient lâches : les Amis du moulin. Ce n'était pas une communauté ou un groupe précis ou un club ou un kibboutz, mais un ensemble d'invités tous singuliers pouvant rester à l'écart des autres. C'est assez étrange dans la littérature ou dans le cinéma.
Écrit par : Dominique | vendredi, 07 octobre 2005
Eh oui, c'est étrange. C'est, je pense, parce que c'est un lieu et un lieu seulement. Ce n'est pas une école. Un lieu n'est pas suffisant pour fédérer.
Cela étant, cette singularité même pourrait effectivement être mise en livre. Un récit vaudrait la peine. L'ouvrage paru au Quai Voltaire est insuffisant.
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 07 octobre 2005
Tiens, je ne suis pas complètement ignorant: je me souviens d'avoir lu Pons... en intro de l'autobiographie de Signoret, La nostalgie n'est plus ce qu'elle était. Le livre était magnifique, et Pons avait, si je me souviens bien, servi d'accoucheur, confirmant plus tard (je pense que c'était Jean-Edern Hallier qui avait insinué le contraire) que Signoret avait bel et bien écrit le livre seule.
Écrit par : Benoit | samedi, 08 octobre 2005
Oui, c'est cela. Il y avait eu un faux scandale, une espèce de cabbale contre ce livre. Une mini-tempête dont les siècles ne garderont pas le souvenir.
Écrit par : Jacques Layani | samedi, 08 octobre 2005
Merci de nous faire découvrir l’œuvre de Maurice Pons que je ne connaissais pas. Le nom de son père ne m’est pas inconnu car je possède les œuvres de Swift dans La Pléiade et c’est Emile Pons qui en a établi et préfacé l’édition. Comme j’aime bien Swift, je devrais peut-être lire "Les Saisons", dont vous nous dites que c’est son livre le plus important. Je le note sur un bout de papier et me le réserve pour un peu plus tard. Je me rends compte que vous aimez un certain pessimisme en littérature. Je crois me rappeler que sur votre ancien blog, vous nous aviez présenté des extraits d’un livre qui ne brillaient pas par leur optimisme. Mais j’ai oublié le nom de son auteur. Peut-être voyez-vous à quoi je fais allusion.
Écrit par : Sébastien | vendredi, 14 octobre 2005
Oui, c'était Louis Vaugier.
Si vous devez lire Pons (vous voyez, vous connaissez au moins son père), lisez Les Saisons, constamment réédité depuis 1965. Si vous pouvez en lire deux, choisissez Les Saisons et Mademoiselle B. Si vous optez pour trois, Les Saisons, Mademoiselle B. et Rosa.
Vous pouvez aussi ne tenir aucun compte de ce que je vous dis et choisir par vous-même, bien sûr.
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 14 octobre 2005
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