mardi, 27 juin 2006
À elles deux
Vous êtes inséparables. Je vous connais depuis toujours, jumelles, siamoises, épuisées quelquefois mais sans cesse ensemble. Vous êtes identiques, vêtues de cuir noir depuis que je vous ai vues pour la première fois, il y a si longtemps déjà. Maquillées de cuir brun au soleil. Transfigurées de cuir gris, quelquefois, dans les brumes d’hiver. Vous êtes belles, volontaires, décidées. Élégantes.
Rien ni personne n’a jamais pu soigner votre manie déambulatoire. Vous allez plus loin, plus loin, en quête de quel ailleurs, de quel nouveau ? Vous n’ignorez pas que ce sera partout pareil, que vous vous emporterez toujours avec vous, qu’importe, vous allez plus loin. Après cette rue, il y en aura d’autres, vous y allez. Après ce quai, il y a la mer, et au-delà Dieu sait quelle autre misère, mais rien ne vous arrête, vous y allez. Ensemble, indéfectiblement.
Vous avez traîné dans Paris, toutes les deux. Puis vous vous êtes aperçues qu’au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue Saint-Guillaume, on ne croisait plus Apollinaire rentrant chez lui, seulement des étudiants de Sciences-po. À l’à-pic du pigeonnier du poète, un artisan que je ne connais pas portait le même nom que moi. C’est tout ce qui demeurait, là, il y a peu encore, en mémoire de l’écrit – le fantôme d’un auteur et l’homonyme d’un de ses admirateurs. Vous avez observé ça comme le reste et vous avez passé votre chemin, dénoué votre histoire, encore un peu.
Vous crevez parfois d’une fatigue soudaine, espérant de l’été venu qu’il vous repose et remonte vos mécanismes intimes, mais vous savez très bien que l’été, cet agent double, s’ajoute aux précédents et nous fait vieillir encore. Plus tard, quand vous ne serez plus qu’un souvenir intermittent, que l’idée d’une chanson tue, marquées, ridées, vous marcherez, je le sais, droit encore, imperturbables ou le faisant croire, dans la merde du monde, hautaines, fraternelles, sensuelles, vous moquant décidément des imbéciles portant stylo Montblanc et cheveux sales. Vous ne renierez rien de vos engagements, de vos rires d’antan. Vous ne serez jamais de la race des renégats. Même lorsqu’à bout de souffle, on vous rangera dans une boîte, la même sans doute, couchées tête-bêche, pour l’éternité vous demeurerez conjointes, liées, attachées et détruites, amies et dissoutes, sœurs, encore en robe de cuir, un peu fanée sans doute, mais toujours noire comme un drapeau pirate.
En attendant, votre détermination se lit en filigrane de votre démarche, vous avez d’irrespectueuses œillades aux terribles reflets. Vous allez dans les manifestations de rues, scandant tous les « Plus jamais ça ! ». Botter le cul des abrutis vous démange toujours quand se pointe la bêtise, à l’horizon doré des soirées d’automne.
Et puis vous m’avez parlé, certains soirs. De moi, pas de vous. Vous m’avez raconté mes hésitations, mes désespoirs, mes longs élans vers quel univers plus doux, quelles amitiés reniées d’avance. Je lisais sur votre peau, comtesses déchues, les rides de la mienne, vous évoquiez mon espérance et mes oublis, mes refuges et mon allant. Vous étiez ensemble, toutes deux, et vous étiez avec moi, je ne me sentais plus seul avec mon whisky. Devant mon air, vous vous tordiez de rire, alors je regardais mes pieds, ne sachant plus que faire. Vous êtes les seules femmes qui ne m’aient jamais quitté, fidèles comme ce cuir dont vous vous habillez. Vous évoquiez mon maintien voûté et mes travers comme s’ils vous avaient touchées au point de vous flétrir à jamais. C’était peut-être un peu le cas.
Je sais que vous êtes miennes, toutes deux, l’encre l’est à la plume, noire comme vous. Vous ne me trahirez qu’en expirant et je ferai semblant de vous retrouver en d’autres, ailleurs, semblant de les croire pareilles à vous, semblant d’imaginer leur sentiment attentif.
Je vais vous caresser à vous faire briller encore des reflets bleus, juvéniles, fiers que, chères chaussures, vous aimez tant.
07:10 Publié dans Apostrophes insolites | Lien permanent | Commentaires (6)
Commentaires
De noir vêtues
Naissent et meurent ensemble
A en être presque ému
Écrit par : Aurélie | mardi, 27 juin 2006
Face à ce sémillant Satrape
Apostrophant les mots qu'il drape,
Aurélie - un temps - se rattrape.
Écrit par : Guillaume | mardi, 27 juin 2006
Ces jolis mots fort bien choisis
Semblent avoir ouvert l’appétit
De Guillaume qui passait par ici.
Écrit par : Aurélie | mardi, 27 juin 2006
Et qui parle ici de Satrape ?
Je crois bien que les mots dérapent.
Donc il faudrait qu’il se rattrape
Et notre moral point ne sape
Le cher Guillaume qui se drappe.
Écrit par : Feuilly | mercredi, 28 juin 2006
Si le Satrape ici s'arrime,
C'est surtout pour trouver la rime.
Écrit par : Guillaume | jeudi, 29 juin 2006
Pour trouver la rime dit-il ?
Cela ne tient donc qu’à un fil
Qu’il ne nous montre son profil.
Ainsi, s’il parle de pistil
Cherchera une rime en « il »
A moins qu’itou ne se défile.
Écrit par : Feuilly | jeudi, 29 juin 2006
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